SANCTIONS PROFESSIONNELLES DU DIRIGEANT : QUELLES FRONTIÈRES ENTRE LA FAILLITE PERSONNELLE ET L’INTERDICTION DE GÉRER ?
Auteur :
Bienheureux ABELAM
Doctorant en contrat doctoral à l’Université de Toulon
Membre du CDPC, UMR CNRS 7318 DICE
Bienheureuxabelam@gmail.com
Procédures collectives / Liquidation judiciaire / responsabilité du dirigeant / caractérisation du dirigeant de la société débitrice / sanctions personnelles du dirigeant / faillite personnelle / interdiction de gérer.
Présidente : G. KEROMES
Avocats : Me V. ALBECKER
Présidente : G. KEROMES
Avocats : Me H. I. BELHASSEN
Résumé : La faillite personnelle comme l’interdiction de gérer ne peuvent être prononcées qu’à l’encontre d’un dirigeant malhonnête ou incompétent. Pour retenir une telle mesure, les juges doivent ainsi rigoureusement caractériser les agissements propres à chaque sanction, sous peine de censure de leur décision. Il se dégage dès lors une règle essentielle, celle selon laquelle en matière de sanctions professionnelles, rien ne se déduit, tout se caractérise.
Note :
1 – « Les affaires, c’est l’argent des autres »[1], disait Alexandre Dumas fils. Cette affirmation traduit une double réalité : d’une part, les acteurs visibles de la vie économique ne sont en réalité que les représentants de plusieurs investisseurs, lesquels sont en règle générale tapis dans l’ombre et, d’autre part, leur protection nécessite que soient écartés du monde des affaires aussi bien « le dirigeant malhonnête [que] (…) le dirigeant incompétent, laxiste »[2]. Fort de cela, le législateur a prévu aux côtés des sanctions pécuniaires[3], des sanctions professionnelles[4] destinées à agir sur la capacité de ces derniers à intervenir dans la vie économique. C’est ainsi que les articles L. 653-1 et suivants du code de commerce donnent la possibilité au juge de prononcer à l’encontre de tels dirigeants, soit une mesure de faillite personnelle soit une mesure d’interdiction de gérer pour un laps de temps. Par ailleurs, ces sanctions visant des fautes précises, il revient au juge saisi de caractériser chacun des éléments de fait énoncés par le législateur afin d’appliquer la sanction adéquate. Cette exigence de caractérisation doit être réalisée minutieusement car elle sera contrôlée par les juridictions supérieures, lesquelles n’hésitent pas selon les cas soit à réformer la décision, lorsque l’affaire est en appel, soit à la casser, lorsque celle-ci est portée devant la Cour de cassation. C’est dans cette optique que s’inscrit la présente étude qui tend à illustrer, à travers les deux arrêts sélectionnés, le contrôle opéré, non pas par la Cour de cassation, mais par les juges aixois sur la caractérisation des fautes opérée par les premiers juges.
2 – Dans la première espèce, un appel a été formé devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence contre le jugement de première instance qui avait retenu à l’encontre du dirigeant d’une société en liquidation une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise pour une durée de 5 ans. Pour retenir une telle solution, le tribunal de commerce saisi avait retenu deux fautes de gestion : l’absence de coopération avec les organes de la procédure et le détournement d’une partie de l’actif de la société débitrice. Dans la seconde espèce tranchée dans un arrêt rendu par la même chambre en date du 7 mars 2024 sous le numéro 23/06814, le dirigeant d’une société mise en liquidation lève appel du jugement prononçant à son encontre une mesure de faillite personnelle de 10 ans. Pour justifier cette sanction, les premiers juges avaient reproché à l’intéressé d’avoir omis de déclarer l’état de cessation des paiements dans le délai de 45 jours, d’avoir fait disparaître les documents comptables et de n’avoir pas tenu de comptabilité régulière.
3 – Partant, la cour d’appel a pu apprécier la caractérisation des fautes ayant justifié les décisions rendues dans chacune des espèces. En effet, la cour a ainsi pu rappeler dans la première espèce, par le biais d’une confirmation partielle, qu’il incombait au dirigeant « dès son déménagement, d’informer le liquidateur judiciaire de son changement d’adresse (…), de façon à pouvoir être joint pour les besoins de la procédure collective, et non de se complaire dans un désintérêt manifeste du sort [de la société débitrice] (…) attitude qu’il a sciemment entretenue pendant plusieurs mois (…), caractérisant ainsi un défaut de collaboration avec les organes de la procédure, qui excède la simple négligence »[5]. La motivation du second arrêt traduit également la rigueur des juges aixois dans le contrôle de la qualification opérée par les premiers juges. La cour a ainsi infirmé le jugement frappé d’appel en ce qu’il a fondé la mesure de faillite personnelle « sur le grief de défaut de déclaration de l’état de cessation des paiements et défaut de remise de la liste des créanciers aux organes de la procédure collective, ce qu’il ne pouvait faire »[6].
4 – Ces deux affaires mettent en évidence la question de l’appréciation des fautes de nature à justifier le prononcé d’une sanction professionnelle. Plus particulièrement, ces arrêts permettent de relever non seulement l’enjeu de la caractérisation d’une faute dans le choix de la sanction, mais aussi des conséquences qui peuvent en découler. Il s’agira donc de mettre en relief ces décisions dans l’optique de rappeler les frontières entre faillite personnelle et interdiction de gérer. Pour ce faire, le rappel du champ d’application des sanctions personnelles (I) permettra d’apprécier le bien-fondé des solutions prononcées (II).
I) Le champ d’application des sanctions personnelles
5 – Les agissements visés par les sanctions personnelles sont ceux commis par le dirigeant de la personne morale (A) et qui traduisent de sa part soit une malhonnêteté soit une incompétence (B).
A) La caractérisation préalable de la qualité du dirigeant
6 – Il résulte de l’article L. 653-1, I, 2° du code de commerce que le juge peut prononcer à l’encontre du dirigeant de droit ou de fait[7] une sanction professionnelle en cas de commission de l’un des faits visés par ledit article. Autrement dit, la mise en œuvre de cette sanction est conditionnée par l’identification du dirigeant de la personne morale. Cela dit, si cette identification ne soulève dans la grande majorité des cas aucune difficulté, en raison notamment de la désignation de ce dernier dans les documents officiels, excepté l’hypothèse d’une direction de fait[8], il est des situations où en dépit de cette désignation, il existe des contestations sur la réalité de la direction. Tel était notamment le cas dans la seconde affaire[9]. En effet, les premiers juges avaient prononcé à l’encontre de la personne désignée dans les documents légaux de la société une interdiction de gérer. La ligne de défense de cette dernière consistait à invoquer une usurpation d’identité dont elle aurait été victime. Cet argument n’a cependant pas pu, à lui seul, emporter la conviction des juges du second degré, lesquels ont retenu que l’intéressé qui apparaissait comme gérant de droit sur les documents légaux de la société débitrice n’a ni entrepris les démarches pour corriger cette erreur, ni rapporté la preuve d’une usurpation de son identité ou à tout le moins, d’un adminicule en ce sens. Autrement dit, sauf démonstration d’une preuve contraire, doit être considérée comme dirigeant de la personne morale, la personne dont l’identité est mentionnée dans les documents légaux de celle-ci. Par conséquent, la condition de sa qualité doit être considérée comme remplie. Reste ensuite à caractériser les faits de nature à justifier le prononcé d’une sanction professionnelle.
B) La démonstration des faits de malhonnêteté ou d’incompétence
7 – Les faits justifiant le prononcé d’une sanction professionnelle doivent être distingués selon qu’il s’agit d’une mesure de faillite personnelle ou d’une interdiction de gérer. En effet, la faillite personnelle vise un certain nombre d’agissements que le législateur n’exige cependant pas pour l’interdiction de gérer. C’est ainsi que l’article L. 653-4 du code de commerce prévoit une liste de cinq fautes relevant entre autres le fait pour le dirigeant de disposer des biens de la personne morale comme des siens propres ; sous le couvert de la personne morale masquant ses agissements, de faire des actes de commerce dans un intérêt personnel ; de faire des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l’intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou de favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement ; de poursuivre abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale ; de détourner ou de dissimuler tout ou partie de l’actif ou frauduleusement augmenté le passif de la personne morale. À cela s’ajoute le fait pour le dirigeant de ne pas s’acquitter des dettes de la personne morale mises à sa charge conformément à l’article L. 653-6 du code de commerce.
8 – À l’inverse, l’interdiction de gérer est prévue à l’article L. 653-8 du code de commerce. Cet article permet de relever non seulement le caractère alternatif de cette sanction, dans le cas où les faits sus-évoqués pourraient également être sanctionnés par la faillite personnelle, mais aussi son domaine propre, en raison de la commission de certains faits précis, justifiant ainsi une sanction ciblée et cantonnée[10], à la différence de la faillite personnelle. Entre ainsi dans ce domaine propre, le fait pour le dirigeant, agissant de mauvaise foi, de ne pas remettre au mandataire judiciaire, à l’administrateur ou au liquidateur les renseignements qu’il est tenu de lui communiquer en application de l’article L. 622-6 du code de commerce dans le mois suivant le jugement d’ouverture ou de sciemment manquer à l’obligation d’information prévue par le second alinéa de l’article 622-22 du même code. Cet article s’est vu enrichi d’un troisième alinéa par la loi du 26 juillet 2005, complété par la loi Macron du 6 août 2015, qui vient sanctionner le fait pour le dirigeant d’omettre, sciemment[11], de déclarer la cessation des paiements dans le délai de 45 jours. De cette distinction, on peut relever en filigrane une opposition entre deux types de comportements du dirigeant : on a d’un côté sa malhonnêteté et de l’autre son incompétence[12]. La faillite personnelle vient ainsi sanctionner le dirigeant malhonnête tandis que l’interdiction de gérer aura vocation à sanctionner le dirigeant dont l’incompétence a mis en péril la vie de la personne morale, d’où la caractérisation de chacune des fautes est primordiale pour le prononcé de sanctions adaptées.
9 – Dans les deux arrêts retenus dans le cadre de cette étude, les juges aixois ont apprécié la caractérisation faite par les premiers juges pour prononcer à l’encontre du dirigeant soit une interdiction de gérer, dans la première espèce, soit une faillite personnelle, dans la seconde. L’analyse de ces arrêts permet cependant de noter qu’en pratique cette distinction est souvent omise par les premiers juges, d’où la nécessité d’un contrôle rigoureux.
II) Les sanctions prononcées
10 – La lecture des deux arrêts permet de relever que les articles L. 653-1 et suivants sont d’interprétation stricte. Ainsi, en l’absence de caractérisation de l’un des faits visés à l’article L. 653-4, la faillite personnelle ne peut être prononcée à l’encontre d’un dirigeant (A). Toutefois, un basculement peut néanmoins être opéré au profit d’une interdiction de gérer (B) pour appréhender le dirigeant incompétent.
A) Le rejet de la faillite personnelle pour défaut de caractérisation
11 – La faillite personnelle apparaît comme une sanction radicale pour le dirigeant, en ce sens qu’elle emporte essentiellement une interdiction à l’encontre de celui-ci de diriger, gérer, administrer ou contrôler toute personne morale[13], et ce indépendamment de l’existence ou non d’une activité[14]. Cette sanction peut également, par un effet boule de neige, provoquer une avalanche de difficultés touchant l’activité de l’entreprise avec une issue « incertaine »[15]. C’est la raison pour laquelle il appartient au juge de fond de caractériser chacune des fautes visées par le législateur avant de la prononcer. De son côté, la Cour de cassation ne ménage aucun effort pour veiller à la rigueur d’une telle caractérisation, assurant ainsi une interprétation cohérente du droit par les juges de fond, et ce au prix des censures de certaines décisions[16]. Dans la seconde espèce abordée dans le cadre de cette étude[17], les premiers juges avaient retenu, pour justifier le prononcé d’une mesure de faillite personnelle à l’encontre du dirigeant, le défaut de déclaration de l’état de cessation des paiements dans le délai de 45 jours ainsi que l’absence de remise aux organes de la procédure collective de la liste de ses créanciers et de ses dettes dans le délai d’un mois après le jugement d’ouverture. Cette motivation a été sanctionnée par la cour d’appel, laquelle a rappelé que « l’article L. 653-5 du code de commerce ne prévoit la possibilité de prononcer la sanction de faillite personnelle que pour les faits de non tenue d’une comptabilité ou de tenue d’une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des textes applicables ».
12 – Cette solution se justifie aisément et ne surprend nullement dans la mesure où elle s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence[18]. En effet, le législateur, en mettant en place une telle sanction, a pris le soin de cantonner son champ d’application. C’est ainsi que depuis la loi sur la Sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005, le défaut de déclaration de la cessation des paiements n’est plus sanctionné par la faillite personnelle mais par l’interdiction de gérer et, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi Macron du 6 août 2015, l’adverbe « sciemment »[19] a été inséré aux côtés du mot « omission »[20] au dernier alinéa de l‘article L. 653-8 du code de commerce. Désormais, seul le fait d’omettre sciemment la déclaration de cessation de paiements dans le délai de 45 jours peut justifier une telle sanction[21]. Cette nouvelle exigence nécessite que soit établie la connaissance du dirigeant de la situation économique de son entreprise. Toutefois, une appréciation globale de celle-ci peut permettre aux juges de déduire le fait que le dirigeant ait ou non omis sciemment de déclarer la cessation des paiements[22]. D’où le fait que cette mesure, considérée comme ultime sanction à l’encontre des agissements malhonnêtes d’un dirigeant, ne doit par conséquent être retenue que dans des cas bien précis. C’est pourquoi, à travers cet arrêt, il s’agit d’un rappel de plus, mais pas de trop, que les juges aixois ont tenu à adresser à l’égard à la fois des praticiens mais aussi des tribunaux de commerce de leur ressort.
13 – Toutefois, ce défaut de caractérisation par les premiers juges ne libère cependant pas le dirigeant poursuivi. En effet, on peut relever la tendance des juges d’appel qui, après avoir écarté la faillite personnelle, retiennent à l’encontre de ce dernier une interdiction de gérer.
B) Le basculement de la faillite personnelle vers l’interdiction de gérer
14 – À défaut de prononcer la faillite personnelle, le juge peut retenir à l’encontre du dirigeant une interdiction de diriger. C’est ce qui ressort de l’article L. 653-8 du code de commerce, lequel établit une liste de faits pouvant justifier le prononcé de cette sanction. Par ailleurs, si le caractère facultatif de l’interdiction de gérer résulte de l’existence d’un fait pouvant être sanctionné aussi bien par cette sanction que par la faillite personnelle, le législateur a cependant pris le soin de circonscrire le champ propre à cette dernière. Cette frontière permet ainsi de distinguer « le dirigeant « voyou » du dirigeant incompétent »[23], ce à quoi veille scrupuleusement le juge de droit[24]. Les deux arrêts nous permettent donc de dresser le tableau de la position des juges aixois au regard de celle de la Cour de cassation. Il résulte de ces arrêts, qu’à défaut de caractériser les manquements propres à la faillite personnelle, les juges optent pour un basculement au profit de l’interdiction de gérer. Pour mieux relever ce constat, il conviendra de mettre en perspective les deux solutions, tout en analysant l’appréciation de chacune des fautes.
15 – À propos de la tenue d’une comptabilité irrégulière et/ ou incomplète, d’abord, celle-ci a été retenue par les premiers juges pour justifier la faillite personnelle avant d’être maintenue par les juges de la cour d’appel pour justifier cette fois-ci l’interdiction de gérer. Si l’article L. 653-5, 6° du code de commerce traite de la faillite personnelle, l’article L. 653-8 du même code en son alinéa 1er reconnaît la possibilité au juge de prononcer une mesure d’interdiction dans les cas visés aux articles L. 653-3 à L. 653-6. Cette possibilité décrit ce qu’un auteur a pu qualifier « d’opportunité des sanctions »[25] en matière de sanctions professionnelles. En l’espèce[26], le juge a retenu, au regard de l’ensemble des circonstances, que les agissements du dirigeant ne méritaient nullement une faillite personnelle, mais une interdiction de gérer. De son côté, le dirigeant n’a pas non plus contesté l’existence d’une comptabilité irrégulière et/ ou incomplète au sein de son entreprise, ce qui a conforté le juge dans sa décision.
16 – À propos de l’absence de coopération, ensuite, cette faute s’inscrit également dans les faits de nature à justifier l’opportunité des poursuites. En effet, visé à l’article L. 653-5 5°, ce fait peut être sanctionné soit par la faillite personnelle soit par l’interdiction de gérer. Cependant, pour être retenu, il doit être prouvé. Plus précisément, les juges de fond doivent caractériser le caractère volontaire de ce comportement. Il a ainsi pu être jugé que cette condition n’était pas acquise lorsque le défaut de coopération résultait de l’état dépressif du dirigeant[27] ou lorsque ce dernier avait informé par courriel au mandataire de son impossibilité de participer aux audiences certains jours de la semaine en raison d’un emploi salarié et que tous les comptes des salariés étaient soldés[28]. Autrement dit, il ne suffit pas uniquement de constater l’absence de coopération du dirigeant, mais encore faut-il déterminer les motivations de ce dernier. Les juges doivent ainsi apprécier le comportement global du dirigeant afin d’asseoir leur conviction. En l’espèce[29], pour retenir le défaut de coopération, les juges ont relevé que le dirigeant est non seulement resté insensible aux différents courriers de relance avec avis de réception du liquidateur, lesquels sont revenus avec la mention « pli non réclamé », mais qu’il n’a pas non plus jugé utile de répondre aux sollicitations du commissaire de justice en charge de la prisée des actifs de sa société. Pour tenter de s’extirper de sa responsabilité, ce dernier invoquait le fait qu’il avait changé d’adresse en raison d’un déménagement, ce qui l’a par conséquent empêché de recevoir les convocations envoyées. Cet argument n’a cependant pas réussi à emporter l’assentiment des juges aixois, lesquels ont retenu que l’obligation de coopération implique pour, le dirigeant, d’informer le liquidateur judiciaire dès son changement d’adresse, de façon à pouvoir être joint pour les besoins de la procédure collective, et « non de se complaire dans un désintérêt manifeste à l’égard du sort de la [société débitrice] et des opérations de liquidation, (…) attitude qu’il a sciemment entretenue pendant plusieurs mois, malgré les courriers de relance et les mails adressés, caractérisant ainsi un défaut de collaboration avec les organes de la procédure, qui excède la simple négligence ». Le défaut de coopération résulte donc en l’espèce de l’attitude passive du dirigeant, lequel s’est abstenu de communiquer sa nouvelle adresse. Cette absence de réaction de sa part, non justifiée par des impératifs[30], trouve dès lors sa source dans le laxisme du dirigeant. La solution retenue par les juges paraît ainsi justifiée sur ce point.
17 – À propos du détournement de l’actif de la société débitrice, enfin, l’article L. 553-4, 5° du code de commerce le vise comme un fait de nature à justifier le prononcé de la faillite personnelle. À ce titre, il intègre également le champ d’application de « l’opportunité des poursuites » et peut ainsi être retenu pour le prononcé d’une interdiction de gérer. C’est d’ailleurs dans cette optique que les premiers juges avaient déduit le détournement du désintérêt manifeste du dirigeant au regard du sort de l’actif de la société débitrice. Cependant, pour infirmer ce jugement, la cour d’appel[31] a rappelé que les agissements du dirigeant consistant à entreposer les biens de la société débitrice dans les locaux d’une autre société dont il a la gestion, « sans prendre les précautions nécessaires pour en assurer la conservation et l’intégrité et éviter que le matériel et le mobilier finissent par être jetés » démontre son désintérêt, sans que cela ne prouve le caractère intentionnel du détournement ou de la dissimulation. Autrement dit, pour les juges aixois, le détournement doit être caractérisé en tous ses éléments et ne peut se déduire d’un simple désintérêt, d’autant plus que ce dernier avait fini par remettre, à la demande du liquidateur judiciaire, la liste des matériels mobiliers, ce qui ôte à ces agissements leur caractère frauduleux. L’absence d’intention frauduleuse empêche dès lors de retenir à l’encontre du dirigeant le détournement des actifs de la société débitrice. Cette solution peut s’expliquer par l’exigence de rigueur dans la caractérisation de chacun des faits de nature à entraîner le prononcé d’une sanction professionnelle. Comme toutes les autres fautes, le détournement n’échappe pas à cette règle. Partant, le jugement retenant le contraire doit être infirmé de ce chef.
18 – Il résulte de ce qui précède que les sanctions personnelles visent « l’élimination de l’indésirable de la vie des affaires »[32], celui-ci peut être caractérisé par des personnes incompétentes ou malhonnête, « dont la présence au sein du tissu économique est source de danger »[33]. Par le moyen de ces sanctions, le législateur poursuit donc un double objectif : protéger le marché et protéger le dirigeant de sa propre gestion. L’appréciation de la gravité de ses actes, voire de sa bonne foi, permet de pondérer sa sanction. Ainsi, il importe de distinguer selon que les fautes du dirigeant découlent d’une légèreté blâmable ou qu’elles résultent de la volonté d’abuser de la confiance des autres acteurs du tissu économique. Il s’en infère que selon les cas, la solution retenue sera soit la faillite personnelle pour les cas graves, soit l’interdiction de gérer pour les autres afin d’apporter une sanction limitée, ciblée et déterminée[34].
19 – Toutefois, on peut constater à travers les arrêts retenus que l’interdiction de gérer tend à apparaître comme une sanction de substitution dès lors que les premiers juges ne parviennent pas à caractériser la faillite personnelle. Cette attitude peut se justifier, d’une part, au regard de la nature des fautes à retenir. Ainsi, il paraît assez aisé pour les juges de fond de caractériser certaines fautes de nature à justifier l’interdiction de gérer. Tel sera notamment le cas en matière de défaut de cessation des paiements ou de tenue d’une comptabilité irrégulière. Un simple constat du report de la date de cessation des paiements ou de l’absence d’une comptabilité peut, dans certaines hypothèses, suffire à caractériser le manquement. D’autre part, une autre raison peut résider dans la volonté de mise à l’écart de certains dirigeants. En effet, en dépit de la caractérisation de la malhonnêteté d’un dirigeant, son incompétence ou son laxisme peut suffire à justifier sa mise à l’écart et par conséquent, le basculement vers une interdiction de gérer, permettant à tout le moins le retrait de celui-ci du monde des affaires. C’est la raison pour laquelle il appartient aux juges de fond de caractériser chaque faute au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce. De tout ceci, il se dégage dès lors une règle essentielle, celle selon laquelle en matière de sanctions professionnelles, rien ne se déduit, tout se caractérise.
[1] A. Dumas fils. Robert et Matsopoulou, Traité de droit pénal des affaires, PUF, Droit, 2004, n° 159, cité par F. Pérochon, Entreprises en difficulté, LGDG, 11e éd., 2022, p. 1252.
[2] Ch. Delattre, « Sanction de l’absence de coopération du dirigeant avec les organes de la procédure collective », JCP E. 2008, n° 44, 2334.
[3] C’est notamment le cas de la responsabilité pour insuffisance d’actif consacré aux articles L. 651-1 et suivants du code de commerce, l’obligations aux dettes ayant été abrogée par l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008.
[4] Il s’agit du chapitre III, Titre V, Livre VI du code de commerce intitulé : De la faillite personnelle et des autres mesures d’interdiction.
[5] CA Aix-en-Provence, 15 févr. 2024, n° 23/05537. Par ailleurs, la faute de détournement sera écartée, comme nous le verrons infra.
[6] CA Aix-en-Provence, 7 mars 2024, n° 23/06814.
[7] Le dirigeant de fait est défini comme celui qui exerce en toute indépendance une activité positive de gestion et de direction de la personne morale, voir en ce sens J.-L. Rives-Lange, « La notion de dirigeant de fait au sens de l’article 99 de la loi du 13 juillet 1967 », D. 1975. 41 ; rappr. J. Heinich, « Les dirigeants de fait : du neuf dans de l’ancien », RJ Com. 2018, n° 5, p. 373.
[8] Cette notion ne fera pas l’objet de plus amples développements dans le cadre de cette analyse pour la simple raison qu’elle n’a pas été évoquée dans les deux arrêts. Pour illustration, v. notre autre contribution dans ce bulletin portant sur « La nécessaire caractérisation de la qualité de dirigeant de fait ».
[9] CA Aix-en-Provence, 7 mars 2024, préc.
[10] F. Pérochon, Entreprises en difficulté, op. cit., p. 1268.
[11] Ch. Delattre, « “Beau temps” pour le dirigeant incompétent », RPC. 2015-5.
[12] Cette distinction est admise de façon quasi unanime par la doctrine.
[13] Art. L. 653-2 C. com.
[14] Com. 11 avr. 2018, n° 16-24.312, Gaz. Pal. juillet 2018, n° 25, p. 63, note T. Monteran ; BJE. 2018, n° 116b4, p.267, note J. Lasserre Capedeville ; BJS. 2018, n° 118s5, p. 439, note K. Luciano.
[15] F. Pérochon, Entreprises en difficulté, op. cit. p. 1266 : l‘auteur évoque les différentes conséquences pouvant naître du prononcé d‘une mesure de faillite personnelle à l‘encontre du dirigeant de la personne morale.
[16] V. pour Illustration : en ce qui concerne la censure de l’arrêt de la cour d’appel qui retient le défaut de déclaration de la cessation dans le délai légal comme faute justifiant le prononcé d’une mesure de faillite personne : Com., 16 janv. 2019, n° 17-25.778, LEDEN. 2019, n° 3, obs. P. Urbain ; dans le même sens, doit être censurée la décision qui prononce la faillite personnelle du dirigeant pour défaut de déclaration de la cessation des paiements dans le délai de 45 jours et qui ne caractérise pas le défaut de tenue d’une comptabilité régulière et complète : Com., 12 janv. 2022, n° 19-25.230, jurisData n° 2002-000490, BJS. 2002/4, n° 200w5, p. 50, note G. Grundeler ; JCP E. 2022, n° 26, 1232, note Ch. Delattre ; Dr. Sociétés. mars 2022, n° 3, comm. 34, J.-P. Legros.
[17] Arrêt du 7 mars 2024 préc.
[18] V. en ce sens : Ph. Roussel Galle, « De la conscience de l’état de cessation des paiements à l’interdiction de gérer », Rev. Sociétés. 2022, p. 190 commentant Com. 12 janv. 2022, n° 20-21.427.
[19] Art. L. 653-8 C.com.
[20] Ch. Delattre, loc. cit.
[21] Com. 12 janv. 2022, préc.
[22] Ph. Roussel Galle, loc. cit.
[23] Ch. Delattre, loc. cit.
[24] Com. 12 janv. 2022 préc.
[25] Ch. Delattre, loc. cit., p. 2.
[26] CA Aix-en-Provence, 7 mars 2024, préc.
[27] Com. 1er Juil. 2020, n° 18-25.931, BJE. 2020, n° 118a8, p. 47, note Th. Favario ; Gaz. Pal. déc. 2020, n° 392v1, p. 80, note M. Laroche.
[28] Th. Favario, « Faillite personnelle : l‘introuvable défaut de coopération du dirigeant », BJE. 2019, n° 116q5, p. 36.
[29] CA Aix-en-Provence, 15 février 2024, préc.
[30] Pour reprendre les arrêts cités supra ayant retenu comme motifs exonératoires l’état de santé du dirigeant ou son nouvel emploi de salarié.
[31] CA Aix-en-Provence, 15 févr. 2024, préc.
[32] F. Pérochon, Entreprises en difficulté, op. cit., p. 1272.
[33] P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 2017/2018, Dalloz Action, pt. 911-111.
[34] F. Pérochon, Entreprises en difficulté, op. cit., p. 1272.
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