Pas de partage des frais d’état des lieux par voie d’huissier en cas de non-respect des règles de forme légale !
Auteur : BENJAMIN DERRAR
Docteur en droit, chargé d’enseignements à Aix-Marseille Université,
Faculté de droit et sciences politiques,
GREDIAUC, EA3786
benjamin.derrar@laposte.net
Bail d’habitation / Etat des lieux par voie d’huissier / Non-respect du formalisme légal / Frais à la charge exclusive du bailleur / Retard de restitution du dépôt de garantie / Dégradations locatives / Arriéré de loyer / Imputation des dettes locatives sur le dépôt de garantie
Cass. 3e civ., 26 octobre 2023, n° 22-20.183, Juris-data n° 019446 Sur pourvoi : CA Aix, chambre 1-7, 16 juin 2022, n° 20/05680
Résumé : Dans le cadre d’un bail d’habitation, si le locataire n’a pas été convoqué dans les formes et délais de l’article 3-2 de loi du 6 juillet 1989, le bailleur qui a pris l’initiative de faire établir l’état des lieux par un huissier de justice ne peut obtenir le remboursement de la moitié de son coût.
Observation : 1- Si l’actualité locative est marquée, sur le plan politique et juridique, par la lutte contre l’occupation illicite[1], l’arrêt commenté rappelle que l’abondant contentieux entre bailleurs et locataires ne s’est pas tari pour autant. Avec la loi ALUR[2], qui avait opéré une profonde réforme de la loi du 6 juillet 1989[3] tendant à améliorer les rapports locatifs, le contrat de bail d’habitation est devenu l’écrin « consumériste » de la protection du locataire[4]. A ce titre, la fin du contrat de bail, instant privilégié du solde des comptes entre bailleur et locataire, cristallise une partie du contentieux locatif. La législation d’ordre public entourant la restitution du dépôt de garantie et l’établissement de l’état des lieux forment alors deux chausse-trappes sur lesquels le bailleur doit éviter de s’enferrer.
2- En l’espèce, une SCI avait donné à bail un appartement et une cave à un couple de locataire. Après la résiliation du bail, la bailleresse avait saisi le tribunal d’instance en condamnation des locataires au paiement d’un arriéré locatif, ainsi qu’en remboursement de réparations locatives et de la moitié du coût du procès-verbal d’état des lieux de sortie, établi par un huissier de justice. Les locataires avaient demandé, à titre reconventionnel, la restitution du dépôt de garantie ainsi que le paiement d’une certaine somme au titre de la majoration de retard. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, avait rejeté les demandes de la bailleresse et l’avait condamné à restituer le dépôt de garantie et à leur payer une certaine somme au titre de la majoration de retard. L’arrêt est cassé et annulé par la troisième chambre civile qui, statuant au fond, rejette la demande de la bailleresse en remboursement de la moitié du coût de l’établissement de l’état des lieux de sortie et la condamne à la restitution du dépôt de garantie déduction faite des arriérés de loyers et du montant des dégradations locatives. Les modalités d’établissement de l’état des lieux de sortie par voie d’huissier et les règles de restitution du dépôt de garantie avaient ainsi cristallisé le contentieux.
3- D’abord en ce qui concerne l’état des lieux. Le 24 mars 2014, la loi ALUR[5] et son décret du 30 mars 2016[6] avaient considérablement réformé les règles entourant l’établissement des états des lieux (d’entrée et de sortie) qui doivent, depuis lors, être établis selon des modalités précisées par décret en Conseil d’État, dans les mêmes formes et en autant d’exemplaires que de parties lors de la remise et de la restitution des clés. De manière générale, ils sont dressés par les parties ou leur mandataire à l’amiable et au contradictoire. Si l’état des lieux ne peut être établi dans ces conditions d’ordre public[7], il doit être dressé par un commissaire justice, sur l’initiative de la partie la plus diligente, à frais partagés par moitié entre le bailleur et le locataire et à un coût fixé par décret. Dans ce cas, les parties en sont avisées par le commissaire de justice au moins sept jours à l’avance, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. Toutefois, la loi restait muette sur les sanctions applicables en cas de non-respect de ce formalisme d’ordre public. Une approche théorique aurait pu permettre de résoudre la difficulté. Constituant un ordre public de protection[8], la sanction du non-respect du formalisme prescrit par la loi devait nécessairement être favorable à celui qu’elle entendait protéger [9] (ici, le locataire). Une approche pratique consiste, à l’inverse, à l’analyse de la jurisprudence.
4- Pour certaines cours d’appel, la ratio legis du texte visait à assurer la présence des deux parties lors de l’établissement de l’état des lieux. Ainsi, les frais relatifs au constat du commissaire de justice pouvaient être, pour moitié, mis à la charge du locataire, dès lors que celui-ci avait été présent y compris si le formalisme légal n’avait pas été respecté[10]. A l’inverse, pour un locataire non averti de la date de l’état des lieux et qui n’a pu s’y rendre, le partage des frais est rejeté[11]. La troisième chambre civile retient, toutefois, une lecture plus littérale de la lettre de l’article 3-2 de la loi du 6 juillet 1989 et juge que le seul manquement aux règles de forme relatif à l’établissement de l’état des lieux empêche le partage des frais d’huissier entre les parties[12]. C’est cette lecture littérale que retient la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 16 juin 2022 : « bien que [le locataire] ait été présent au constat d’état des lieux, il n’en demeure pas moins que les délais légaux de convocation n’ont pas été respectés. Il convient donc de rejeter la demande de remboursement de la moitié des frais du constat d’huissier formée par [le bailleur] ». Cohérente, la troisième chambre civile confirme la solution dans l’arrêt commenté du 26 octobre 2023
5- Ensuite, en ce qui concerne le dépôt de garantie. Le dépôt de garantie est destiné à garantir l’exécution de ses obligations locatives par le locataire. Il sert à garantir non seulement le paiement du loyer mais encore les dettes dont le locataire peut être débiteur à l’occasion de l’exécution du contrat comme les frais de dégradations locatives. La « vie » du dépôt de garantie est précisément encadrée par la loi du 6 juillet 1989 tant au moment de sa constitution que de sa restitution. En son article 22, elle dispose que « le dépôt de garantie est restitué dans un délai maximal d’un mois à compter de la remise des clés par le locataire lorsque l’état des lieux de sortie est conforme à l’état des lieux d’entrée, déduction faite, le cas échéant, des sommes restant dues au bailleur et des sommes dont celui-ci pourrait être tenu ». Alors que la cour d’appel avait condamné la bailleresse à restituer aux locataires le montant du dépôt de garantie et à leur verser une majoration de retard de 10 %, la troisième chambre civile, statuant au fond, rejette, par une stricte application du texte, la demande en restitution du dépôt de garantie et en condamnation de la bailleresse au paiement de la majoration de retard, le montant du dépôt de garantie devant s’imputer sur les condamnations prononcées à l’encontre des locataires (arriéré de loyer et dégradations locatives). Sur le fond, on retiendra la nécessité d’accomplir une convocation du locataire en bonne et due forme avant toute réalisation, par voie d’huissier, des états des lieux d’entrée et de sortie. Cet arrêt rappelle également aux propriétaires immobiliers et aux gestionnaires locatifs que les subtilités de la loi de 1989, qui exigent de leur part la plus grande prudence, peuvent constituer des chausse-trappes dans leur relation avec le locataire qu’un conseil juridique avisé permet souvent d’éviter.
[1] Depuis, notamment, l’entrée en vigueur de la loi n° 2023-668 du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite sanctionne les squatteurs et facilite les expulsions, JORF n° 0173 du 28 juillet 2023.
[2] Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, JORF n° 0072 du 26 mars 2014.
[3] Loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986, JORF du 8 juillet 1989.
[4] B. Derrar, Les protections du consommateur immobilier, Thèse, coll. Centre Pierre Kayser, PUAM, 2022.
[5] Loi ALUR du 24 mars 2014, préc., art. 3-2.
[6] Décret n° 2016-382 du 30 mars 2016.
[7] L’ensemble des articles du Titre I de la loi du 6 juillet 1989 sont d’ordre public (Loi du 6 juillet 1989, préc., art. 2).
[8]F. Niboyet, « La décence, ordre public du bail d’habitation », D. 2010. 1192.
[9] G. Couturier, « L’ordre public de protection, Heurs et malheurs d’une vieille notion neuve », in Mél. Flour, Defrénois, 1979, p. 95.
[10] CA Montpellier, ch. 01 C, 11 octobre 2016, n° 14/06200, Juris-data n° 2016-028059.
[11] CA Chambéry, ch. 02, 31 janvier 2013, n° 10/02320 Juris-data n° 2013-002288.
[12] Cass. 3e civ, 27 mai 2003, n° 02-12.253 P, AJDI 2003. 589, note Y. Rouquet.
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