Application de la théorie des moins-values dans le calcul de l’indemnité d’expropriation !
Auteur : BENJAMIN DERRAR
Docteur en droit, chargé d’enseignements à Aix-Marseille Université,
Faculté de droit et sciences politiques,
GREDIAUC, EA3786
benjamin.derrar@laposte.net
Expropriation / Utilité publique /droit de délaissement / Indemnité d’expropriation / Calcul de l’indemnité / Moins-values sur la valeur du terrain / Construction irrégulière / Prescription de l’action en démolition
Cass. 3e civ., 9 novembre 2023, n° 22-18.545, Juris-data n° 019925 Sur pourvoi : CA Aix, chambre des expropriations, 5 mai 2022, n° 20/00061, Juris-data n° 0026
Résumé : La prescription de l’action en démolition des constructions réalisées sans autorisation d’urbanisme ne fait pas obstacle à l’application, par le juge de l’expropriation, d’un abattement sur la valeur du terrain.
Note : 1- « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité »[1]. Ces mots, écrits aux premières heures de la Révolution, représentent à la fois l’un des fondements les plus majestueux mais encore les plus symboliques de l’institution civile qu’est le droit de propriété[2]. Vénéré par les uns[3], conspué par les autres[4], le « roi » des droits réels s’est frayé, à travers les siècles, un chemin vers la gloire sans céder aux assauts des droits et libertés fondamentales concurrents[5]. Balloté par l’Histoire entre guillotine et consécration « quasi » religieuse[6], le droit de propriété cherche encore à parfaire son état d’équilibre. Tant à l’échelon national que supranational, la propriété s’incline (parfois) devant d’autres préoccupations d’intérêts collectifs ou particuliers : le droit au logement[7], la protection des consommateurs[8], le droit de la puissance publique à lever l’impôts[9], la protection de l’environnement[10]… Dans l’ordre interne, la procédure d’expropriation pour utilité publique apparait comme l’une des plus anciennes limites consacrées au droit de propriété. Elle trouve son premier fondement juridique à l’article 545 du Code civil[11] et sa justification dans la nécessité d’arbitrer l’intérêt privé et le besoin d’intérêt général servi par la puissance publique. Outre le principe même de l’expropriation, le contentieux se cristallise (souvent) sur le montant de l’indemnité d’expropriation comme l’illustre l’arrêt commenté.
2- En l’espèce, des propriétaires en indivision d’une parcelle grevée d’un emplacement réservé par le PLU pour l’extension du cimetière communal avait exercé leur droit de délaissement en vertu de l’article L. 241-1 du Code de l’expropriation. Faute d’accord entre les parties sur le prix de la parcelle, la commune avait saisi le juge de l’expropriation afin qu’il ordonne le transfert de propriété à son bénéfice et fixe le prix de cession. Contestant l’abattement qui tenait compte de l’illicéité des constructions édifiées sur la parcelle, les propriétaires indivis s’étaient pourvus en cassation. Dans son arrêt, publié au Bulletin, du 9 novembre 2023, la Haute cour rejette le pourvoi au motif que l’irrégularité des constructions « constituait une moins-value justifiant un abattement, quand bien même la prescription de l’action en démolition serait acquise ».
3- Les contours de la notion d’abattement pour construction illicite doivent être explicité (I) et intégrer plus largement dans la théorie globale des moins-values qu’applique le juge de l’expropriation pour évaluer l’indemnité d’expropriation (II).
I- Les contours de la notion d’abattement pour construction illicite devant le juge de l’expropriation
4- Pour saisir les contours de la notion d’abattement pour construction illicite, la lecture des faits décrits dans l’arrêt de la cour d’appel d’Aix- en -Provence apparait nécessaire. La cour d’appel avait en effet retenu qu’une partie significative des constructions présentes sur la parcelle délaissée avait été édifiée sans permis de construire. Elle en avait déduit qu’il y avait lieu d’appliquer un abattement sur la valeur du bien pour tenir compte de l’illicéité des constructions en dépit de l’expiration du délai de 10 ans pour agir en démolition fixé par l’article L. 480-14 du Code de l’urbanisme. Il n’est pas nécessaire de revenir sur les motivations de la cour d’appel retenant l’irrégularité des constructions (en raison du défaut de preuve d’un permis de construire intégrant les édifices litigieux). Toutefois, la justification de l’abattement trouve sa source tant dans leur caractère illicite (A) que dans l’inadéquation du projet de construction de l’expropriant avec la nature des édifices irréguliers (B).
A- Première justification de l’abattement : le caractère illicite des constructions
5- Le caractère illicite des constructions fondait en lui-même une justification à l’abattement. De manière générale, l’indemnité d’expropriation est fixée soit à l’amiable, soit par le juge de l’expropriation (C. expr., art. L. 311-5). A ce titre, l’indemnité allouée à la personne expropriée doit intégrer l’intégralité du préjudice « direct, matériel et certain » causé par l’expropriation (C. expr., art. L. 321-1) sans toutefois qu’il ne puisse s’agir de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à raison de la perte des biens expropriés[12]. Le montant de l’indemnité est ainsi fixé d’après la consistance des biens à la date de l’ordonnance portant transfert de propriété (C. expr., art. L. 322-1). Ainsi, sauf le cas où elles apparaissent spéculatives dans le but d’obtenir une indemnité plus élevée, les améliorations, agrandissements, embellissements faits à l’immeuble peuvent donner lieu à indemnité (C. expr., art. L. 322-1). Dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt commenté, les constructions litigieuses étant frappées d’illicéité, elles ne pouvaient intégrer l’évaluation de la consistante du terrain visé par la procédure d’expropriation : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans[13] !
6- Les prémices de cette solution était déjà à l’œuvre dans un arrêt rendu par la même cour d’appel le 7 avril 2002[14]. Dans cette affaire, il était acquis aux débats que la maison litigieuse avait été surélevée sans permis de construire. La cour d’appel en avait conclu que l’indemnisation des propriétaires ne pouvait tenir compte de cette surélévation réalisée de manière irrégulière et devait prendre pour base la seule surface du rez-de-chaussée et du premier étage.
B- Seconde justification de l’abattement : l’inadéquation du projet de l’expropriant avec la nature des édifices irréguliers
7- L’inadéquation du projet de construction de l’expropriant (l’extension du cimetière communal) avec la nature des édifices irréguliers justifiait également l’abattement à valoir sur l’indemnité d’expropriation. Il est en effet établi que, d’une part, la parcelle en litige faisait l’objet, sur toute sa surface, d’un emplacement réservé au sein du PLU de la commune pour l’agrandissement du cimetière communal. D’autre part, il ressort de la lecture de l’arrêt d’appel que les constructions irrégulières constituées un centre équestre comportant des parties habitables composées de 3 logements ainsi qu’un bâtiment à usage professionnel comportant : sous-sol à usage d’écurie, remise, boxes à chevaux, deux selleries, salle de réception, dégagement, cuisine placard, couloir et une ancienne studette. Le tout se trouvant dans un état de vétusté avancé. Ainsi, c’est la nature et l’étendu des édifices illicites qui rendait nécessaire leur démolition compte tenu de l’opération projetée (l’extension du cimetière de la commune) ayant donné lieu à déclaration d’utilité publique puis à l’arrêté de cessibilité. L’opération de démolition constituant une charge pour l’expropriant, elle constituait une moins-value justifiant un abattement à valoir sur l’indemnité d’expropriation indépendamment de la prescription de l’action en démolition.
II- Le périmètre jurisprudentiel de la théorie des moins-values devant le juge de l’expropriation
8- La détermination du montant de l’indemnité d’expropriation par voie judiciaire est fondée sur un principe de réparation intégrale du préjudice inspiré du droit commun de la responsabilité civile. En vertu de l’article L. 321-1 du Code de l’expropriation « les indemnités allouées couvrent l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation ». Pour ce faire, le juge de l’expropriation doit distinguer dans la somme allouée, l’indemnité principale et, le cas échéant, les indemnités accessoires en précisant les bases sur lesquelles ces diverses indemnités sont allouées (C. expr., art. L. 321-3). Il convient donc de distinguer ce qui peut donner lieu à indemnité et ce qui n’y donne pas droit. Par abus de langage, on parlera de « plus-value » et de « moins-value » sur la valeur du bien soumis à l’expropriation. Ainsi, la théorie des moins-values se dessine en négatif de celle des plus-values. L’analyse de la jurisprudence permet de circonscrire le périmètre de chacune d’entre elles.
9- Au terme de la théorie des plus-values, il convient d’intégrer les pertes de revenu, les manques à gagner, les frais de réemploi ou les charges de réinstallation comme « les frais d’hypothèque et les intérêts d’un emprunt supportés en vue d’exécuter sur l’immeuble des travaux d’amélioration auxquels la procédure d’expropriation a mis obstacle »[15]. Il s’agit également de tenir compte des immeubles bâtis et non pas de la seule valeur du sol[16] mais aussi de la valeur du tréfond, la propriété du sol entrainant celle du sous-sol[17] ainsi que de tous les éléments susceptibles de valoriser le fond comme une grotte comportant des vestiges préhistoriques[18]. Il en est de même pour l’indemnisation du syndicat des copropriétaires pour la valeur des parties communes[19], pour la perte d’un droit au bail sur un local commercial exproprié[20], pour la perte d’un droit réel immobilier dans le cadre d’un bail à construction[21]. Par ailleurs, la Cour de cassation a déjà précisé que l’indemnisation du preneur, du fait de l’expropriation d’un terrain qui lui a été donné à bail à construction, pour perte de la propriété des constructions édifiées par lui sur le terrain loué durant la durée contractuelle du bail n’exclut pas celle du bailleur pour perte de la propriété de ces biens lui revenant en fin de bail[22]. Le locataire dispose également d’un droit à indemnisation. C’est le cas pour les constructions qu’il a régulièrement édifiées sur le terrain loué et dont il est resté propriétaire pendant la durée de la location lorsqu’une clause d’accession insérée au bail prévoit que le bailleur deviendra propriétaire desdites constructions à l’issue du bail[23]. C’est également le cas pour le preneur d’un bail à ferme qui subit un préjudice économique du fait de l’expropriation nonobstant l’inexistence des indemnités d’éviction dans le statut du fermage[24].
10- Au terme de la théorie des « moins-values », l’analyse de la jurisprudence révèle, en miroir, que tout événement susceptible de réduire la valeur du bien soumis à l’expropriation ou à en diminuer les utilités justifie d’un abattement à valoir sur la valeur du bien. Un abattement est ainsi justifié lorsque la parcelle expropriée subie un encombrement (matériel professionnel, décharge de voitures)[25] ou lorsque l’immeuble soumis à expropriation est occupé par un locataire (exploitant agricole, locataire d’habitation, commerçant louant un fonds de commerce)[26]. Un abattement est également appliqué pour un local industriel occupé par des grévistes[27]. Enfin, chaque fois, que l’immeuble exproprié se trouve en état de délabrement avancé ou de vétusté justifiant sa démolition, un abattement est appliqué[28]. Ainsi, l’abattement pour construction irrégulière intègre la théorie des moins-values susceptible d’influencer la méthode d’évaluation de l’indemnité d’expropriation. On ne peut donc qu’attirer l’attention des propriétaires sur les effets, à long terme, des constructions sans autorisation d’urbanisme y compris lorsque la prescription de l’action en démolition est acquise. L’abattement pour construction illicite rejoint désormais la liste des effets stochastiques des constructions sans autorisation.
[1] Article 17 de la Déclaration du 26 août 1789 des droits de l’homme et du citoyen.
[2] F. Zenati-Castaing, La propriété, mécanisme fondamental du droit, RTD civ. 2006. 445.
[3] Le législateur de 1804 consacre la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » (C. civ., art. 544).
[4] Y. Jégouzo, La propriété c’est le vol, AJDA 2005. 1081.
[5] N. Tarnaud, La pierre d’aujourd’hui, AJDI 2015. 499.
[6] J.-P. Chazal, Le propriétaire souverain : archéologie d’une idole doctrinale, RTD civ. 2020. 1.
[7] CEDH, sect. II, 21 février 2010, Ferreira c/ Portugal, n° 41696/07.
[8] Civ. 1ère, 17 janvier 2018, no 17-10.255 P: D. 2018. Chron. C. cass. 748, obs. Le Gall.
[9] CEDH, 19 juin 2006, Hutten-Czapska c/ Pologne [GC], n° 35014/97, 163.
[10] CEDH, sect. II, 27 novembre 2007, Hamer c/ Belgique, n° 21861/03 : D. 2008. 884, note Marguénaud.
[11] « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
[12] Cons. const., déc. 21 janvier 2011, n° 2010-87 QPC, AJDA 2011, p. 134 , obs. Brondel.
[13] « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ».
[14] CA Aix, 7 avril 2022, n° 2022/0021, Juris-data n° 2022-005762.
[15] CE, 3 mars 1976, Girouard : Lebon 119.
[16] Civ. 3e, 8 février 2012, n° 10-27.448 P : BICC 2012, n° 680 ; Civ. 3e, 16 mars 2023, n° 22-11.429 P : RDI 2023. 284, obs. Hostiou
[17] Cass. 3e civ., 21 novembre 2019, n° 18-22.935 : AJDI 2020. 129.
[18] Cass. 3e civ., 14 avril 1999 : JCP 1999. II. 10091, concl. Weber ; AJDI 1999. 1148, obs. Lévy.
[19] Cass. 3e civ., 11 octobre 2006, n° 05-16.037 P : RDI 2007. 342, obs. Morel.
[20] Cass. 3e civ., 24 mai 2006. AJDI 2007. 46, obs. Morel.
[21] Cass. 3e civ., 17 juillet 1997, n° 95-70.038 P.
[22] Cass. 3e civ., 31 mars 2004, n° 02-15.754 P : AJDI 2004. 822, obs. Morel.
[23] Cass. 3e civ., 4 avril 2002, n° 01-70.061 P.
[24] Cass. 3e civ., 30 juin 1992, n° 91-70.220 P.
[25] Cass. 3e civ., 19 juillet 1984 : Bull. civ. III, n° 14.
[26] Cass. 3e civ., 14 mars 1979 : Bull. civ. III, no 67.
[27] Cass. 3e civ., 19 janvier 1984 : D. 1984. IR 73, obs. Carrias.
[28] Cass. 3e civ., 15 mars 2018, n° 17-14.066, RDI 2018. 274, note Hostiou.
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