Bulletin d'Aix, Actualité jurisprudentielle de la CA d’Aix-en-Provence
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VARIATIONS SUR LE POINT DE DÉPART DE LA PRESCRIPTION CIVILE

Auteur : Benjamin Derrar

Maître de conférences

Université de Mayotte

Délai de prescription / point de départ de la prescription / actions en justice successives / nature de l’action / action en garantie / action récursoire / action subrogatoire

Résumé : Lorsqu’une personne demande l’indemnisation d’un préjudice dont l’existence dépend d’une éventuelle condamnation préalable dans une procédure judiciaire ou administrative antérieure, l’action en responsabilité se prescrit à compter de la condamnation effective c’est-à-dire à compter de la décision juridictionnelle devenue irrévocable. Lorsqu’une personne est susceptible d’être condamnée à indemniser un dommage dont elle n’est pas seule responsable, l’action en responsabilité contre les coresponsables du dommage (action récursoire) est prescrite dans un délai qui commence à courir à compter du jour où l’action en responsabilité est engagée c’est-à-dire à la date de l’assignation en justice.

1 – « N’entretiens pas, étant mortel, un ressentiment immortel »[1]. C’est sur ces mots que s’ouvre le célèbre ouvrage d’Aristote (Rhétorique) et ce sont aussi ces mots que l’on aurait pu inscrire en épigraphe du chapitre sur la prescription du Code civil tant l’âpreté des relations humaines s’avère être l’écrin des questions relatives à la prescription. Au-delà de l’utilité sociale que revêt la prescription[2], c’est l’un de ses aspects les plus techniques qu’interrogent les récentes décisions rendues en la matière : le point de départ de la prescription.

2 – L’indétermination initiale du point de départ de la prescription. Historiquement, les premiers textes traitant de la prescription en matière civile ne proposaient aucune détermination du point de départ du délai de prescription. Les anciens articles 2257[3] et 2262[4] du Code civil abandonnaient la question du point de départ à l’arbitraire des juges. C’est la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation qui a introduit un article 2270-1 dans le Code civil qui, consacrant la jurisprudence antérieure, disposait alors que « les actions en responsabilité civile extra-contractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ».

Le législateur, par une loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription, avait ensuite poursuivi l’œuvre de dépoussiérage de la prescription civile sous l’impulsion de la doctrine[5] et de la jurisprudence[6]. L’ambition de la réforme était alors de simplifier et de moderniser un droit de la prescription devenu illisible et source d’insécurité juridique en réduisant le nombre et la durée des délais [7]. Les débats furent alors nourris par la question de la détermination du point de départ du délai de prescription. Pour certains, la prescription devait avoir pour point de départ « le jour où le créancier peut agir »[8] alors que pour d’autres, il fallait retenir « le jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l’exercer »[9].

Consacrant une solution jurisprudentielle rendue sous l’empire de l’ancien article 2270-1 du Code civil[10], le législateur a fait le choix de trancher en faveur de la seconde proposition. L’article 2224 du Code civil issu de la réforme de 2008 dispose depuis lors que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Dès sa naissance, l’article 2224 du Code civil portait néanmoins les germes de la discorde. En effet, le législateur de 2008 a fait le choix d’abandonner le point de départ de la prescription à l’appréciation casuistique des juges chargés d’apprécier, dans chaque affaire, si subjectivement le créancier de l’obligation pouvait (ou non) ignorer la réalité de son droit à agir[11].

3 – L’incertitude sur le point de départ de la prescription. Très attendue et très commentée[12], la réforme de la prescription de 2008 a eu le mérite d’unifier les régimes de la prescription des actions contractuelles et délictuelles et a opéré une réduction de leur délai respectif pour fixer un délai commun de 5 ans. Toutefois, non seulement la réforme n’est pas parvenue à réduire significativement le nombre de délais spéciaux minant le droit civil[13], mais encore elle a introduit un point de départ « glissant » source d’un abondant contentieux.

4 – Le caractère « glissant » du point de départ de la prescription. Le législateur, à la lettre de l’article 2224 du Code civil, a fait le choix de remettre le point de départ du délai de prescription entre les mains du juge à qui revient le soin d’opérer l’appréciation (subjective) du moment où le créancier a eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance des éléments lui permettant d’agir en justice. L’on parle ainsi de point de départ « glissant » ou « flottant » de la prescription. On ne peut que constater la proximité de cette fixation « glissante » du point de départ de la prescription avec l’ancien adage latin « contra non valentem agere non currit praescriptio» selon lequel la prescription ne court pas contre celui qui ne peut pas agir. Pour certains auteurs, le juge est devenu, en matière de prescription, le psychologue qui sonde les cœurs et les reins de celui qui introduit l’action et contre lequel la prescription est invoquée[14]. Recht ist das, was uns gefällt[15]…

5 – Caractère objectif ou subjectif du point de départ. La formulation de l’article 2224 du Code civil oscille entre une méthode objective du point de départ de la prescription (jour où le titulaire du droit a connu les faits lui permettant d’agir) et une méthode plus subjective (jour où le titulaire du droit aurait dû connaitre les faits lui permettant d’agir). En posant une telle alternative sans fixer la règle de police entre ces deux méthodes, le législateur place le juriste dans l’embarras : faut-il considérer qu’il existe une option entre ces deux méthodes de fixation du point de départ ? Un cumul ? Une hiérarchie ? Ainsi, l’avocat général dans les arrêts du 19 juillet 2024 posait la question en ces termes :

« Faut-il considérer qu’il convient d’abord de se demander à quel moment le titulaire du droit a concrètement connu les faits, et si aucune preuve n’est rapportée, de fixer alors le moment (plus abstrait) où il aurait dû les connaî     tre ? Ou bien le juge peut-il librement user de l’alternative, sans argument de subsidiarité ? Ou encore peut-on considérer que la détermination abstraite du point de départ devrait l’emporter sauf preuve contraire par le titulaire du droit qu’il ne pouvait pas, concrètement, avoir connaissance des faits à la date supposée ? Et quel contrôle de l’application de l’article 2224 du Code civil est attendu de la Cour de cassation dans de tels schémas interprétatifs ? »[16].

Pour la doctrine, la méthode subjective se justifie pleinement dès lors qu’elle permet de tenir compte de l’ignorance (ou de la connaissance) par le titulaire du droit des éléments lui permettant d’agir dans un souci d’équité. Ainsi, l’on peut lire sous la plume de certains auteurs qu’il « serait inique [que la prescription] coure à l’encontre de la victime tant qu’elle est dans l’ignorance du dommage qu’elle a subi »[17] ou encore que « la prescription doit être reportée au jour où l’ignorance cesse d’être légitime, parce que le titulaire du droit est informé ou découvre par lui-même des faits rendant probable l’existence d’un intérêt lésé ou encore d’un droit dont il pourrait être demandé réparation ou exécution »[18].

6 – Le point de départ de la prescription et les actions en justice successives. La difficulté dans la détermination du point de départ de la prescription s’exacerbe encore lorsque l’on considère la prescription d’une action en justice ayant pour origine un dommage dont l’existence est débattue dans une autre procédure administrative, pénale ou judiciaire (actions successives). Comment déterminer le point de départ de la prescription pour l’action en responsabilité civile ayant pour objet la réparation d’un préjudice né d’une autre procédure ? À la date de l’assignation ? À celle de la décision irrévocable de condamnation ?

Pour répondre à la question, la chambre mixte propose de distinguer, d’une part, le recours en contribution à la dette entre coobligés (action récursoire) et, d’autre part, le recours en responsabilité tendant à l’indemnisation d’un préjudice né de la reconnaissance d’un droit au profit d’un tiers (action principale en responsabilité). Le premier recours renvoie à la situation dans laquelle plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage, la victime disposant d’autant de recours que d’auteurs du fait dommageable[19]. Le second recours renvoie à la situation dans laquelle le dommage dont se plaint le demandeur à l’action en responsabilité principale a pour source un contentieux l’opposant à un tiers à l’occasion d’une procédure parallèle distincte.

C’est précisément sur cette distinction que se fonde la chambre mixte pour proposer une méthode de fixation du point de départ de la prescription dans un contexte d’extrême variabilité jurisprudentielle (I) offrant ainsi (du moins il faut l’espérer) un certain degré de stabilisation (II).

1.  Les variations du point de départ de la prescription

 

Lorsque l’on considère la prescription d’une action en justice ayant pour origine un dommage dont l’existence est débattue dans une autre procédure (action successive), il apparaît que, selon la nature du litige et les faits de l’espèce, le point de départ de la prescription varie sous la plume des différentes chambres de la Cour de cassation.  Selon la nature du contentieux, le point de départ de la prescription est fixé soit au jour de l’assignation en justice initiale, soit au jour de la mise en demeure de payer (A). Le point de départ peut également être porté à la date de la décision de justice passée en force de chose jugée et, parfois même, au jour du rapport d’expertise judiciaire (B). Les variations du point de départ de la prescription, source d’imprévisibilité juridique, s’expliquent ici par la nature variable des litiges.

A.  L’assignation en justice ou la mise en demeure de payer ?

Pour déterminer le point de départ de la prescription, les chambres civiles et commerciales de la Cour de cassation optent, selon la nature du contentieux, soit pour l’assignation en justice soit pour la mise en demeure de payer.

7 – Actions successives en matière fiscale (chambre commerciale). Les arrêts se sont multipliés dans lesquels la Cour de cassation a eu à connaître de la question du point de départ du délai de prescription d’actions en responsabilité à l’encontre de notaires ou d’experts-comptables menées consécutivement à une demande en restitution de sommes émanant de l’administration fiscale. Initialement, les hauts magistrats retenaient l’avis de redressement pour déterminer le point de départ de la prescription[20] puis l’avis de redressement a été délaissé dans la mesure où « il initi[e] une procédure contradictoire à l’issue de laquelle l’administration fiscale peut ne mettre en recouvrement aucune imposition »[21] et, par conséquent, ne donnait lieu à aucun préjudice.

Plus tard, la chambre commerciale dans un arrêt du 28 septembre 2010 [22] a retenu que le point de départ de la prescription est constitué, en l’absence de contentieux devant le juge administratif, par la notification de l’avis de recouvrement, titre exécutoire immédiatement exigible qui fait exister le dommage et le porte à la connaissance du titulaire du droit d’agir en responsabilité. En cas de contentieux porté devant les juridictions administratives, la chambre commerciale estime que le dommage doit être considéré comme étant certain à la date de rejet définitif du recours contentieux[23].

8 – Actions successives en matière d’assurance et de construction (deuxième et troisième chambre civile). En matière de contentieux des assurances et de contentieux de la construction, où les recours en garantie sont fréquents entre assuré/assureur ou entre intervenants à l’acte de construire, la position des chambres civiles s’alignent autour de la date de l’assignation initiale pour établir le point de départ de la prescription de l’action en garantie. Ainsi, la deuxième chambre civile depuis un arrêt du 10 mars 2002[24] et la troisième chambre civile depuis un arrêt du 14 décembre 2022[25] estiment que l’assignation est constitutive de la date à laquelle le titulaire de l’action récursoire en responsabilité a ou aurait dû avoir connaissance des faits lui permettant d’agir en justice, dès lors qu’elle comportait explicitement une prétention indemnitaire, fût-ce par provision.

La solution s’aligne, en droit de la construction, avec la position du Conseil d’Etat[26] qui juge que l’assignation, accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit, ne serait-ce que par provision, peut faire courir la prescription de l’action du constructeur tendant à être garanti de condamnations en nature ou par équivalent ou à obtenir le remboursement de sommes mises à sa charge en vertu de condamnations ultérieures. Dans sa notice au rapport annuel relative à l’arrêt du 14 décembre 2022 (pourvoi n° 21-21.305), la Cour de cassation rappelle que, par plusieurs décisions récentes, elle a jugé qu’il n’était pas possible d’agir en garantie avant d’avoir été soi-même assigné, qu’il s’agisse du recours contre les fournisseurs fondés sur la garantie des vices cachés[27] ou des recours de l’assureur dommages-ouvrage contre les constructeurs[28].

En matière d’assurance, les hauts juges retiennent que le point de départ de la prescription institué par l’article L. 114-1 alinéa 3 du Code des assurances est « la date de l’assignation de la victime devant le tribunal des affaires de la sécurité sociale, correspondant au jour où le tiers, dont le recours de l’assuré est la cause, a exercé une action en justice, et non la constitution de partie civile puisqu’aucune demande indemnitaire ne peut être portée devant la juridiction répressive par la victime d’un accident du travail à l’encontre son employeur » [29]. La solution est cohérente avec la lettre de l’article qui dispose que « quand l’action de l’assuré contre l’assureur a pour cause le recours d’un tiers, le délai de la prescription ne court que du jour où ce tiers a exercé une action en justice contre l’assuré ou a été indemnisé par ce dernier ».

9 – Actions successives en matière de servitude et de revendication du droit de propriété (première chambre civile). La première chambre civile, dans les attributions qui sont les siennes, s’aligne également sur la solution qui consiste à déterminer le point de départ de la prescription au jour de l’assignation. Ainsi, dans un arrêt du 9 mai 2019, à l’occasion d’un contentieux en matière de servitude, elle juge que « l’assignation […] qui avait consacré le dommage affectant la parcelle de la SCI, constituait le point de départ de la prescription quinquennale»[30]. Pour certains auteurs[31], le dommage peut être considéré, au jour de l’assignation en justice, comme déjà existant, si ce n’est dans son étendue du moins dans son principe. Pour d’autres, le dommage n’est, au jour de l’assignation, qu’une potentialité de dommage (puisque l’assignation peut ne déboucher sur aucune condamnation)[32]. Hormis le cas particulier du dommage futur et certain dont la réparation est admise par la Cour de cassation[33], il faut admettre qu’au jour de l’assignation bien malin est celui qui peut présager du contenu de la décision finale. Toutefois, à s’en tenir à la lettre de l’article 2224 du Code civil, il paraît  cohérent d’admettre avec une partie de la doctrine qu’au jour de l’assignation, le défendeur qui se prétend titulaire d’un droit à réparation connaît      les éléments lui permettant d’exercer ce droit.

10 – Actions successives en matière de crédit et de cautionnement (première chambre civile). L’on notera toutefois, une variation de la solution sous la plume de la première chambre civile lorsque le contentieux se situe en matière de cautionnement et de crédit.Elle retient, en effet, au visa de l’article 2224 du Code civil, que l’action en responsabilité de l’emprunteur non averti à l’encontre du prêteur au titre d’un manquement à son devoir de mise en garde se prescrit par cinq ans à compter du jour du premier incident de paiement, permettant à l’emprunteur d’appréhender l’existence et les conséquences éventuelles d’un tel manquement[34]. Elle retient également que l’action en responsabilité de la caution à l’encontre du prêteur fondée sur une disproportion de son engagement se prescrit par cinq ans à compter du jour de la mise en demeure de payer les sommes dues par l’emprunteur en raison de sa défaillance, permettant à la caution d’appréhender l’existence éventuelle d’une telle disproportion.[35] C’est ainsi la mise en demeure de payer et le premier incident de paiement qui sont ici retenus comme point de départ de la prescription entre prêteur et emprunteur,puisque c’est à ces dates que l’emprunteur est informé des éléments lui permettant d’agir à l’encontre de son prêteur de deniers.

B.   La décision de justice ou le rapport d’expertise judiciaire ?

Dans d’autres contentieux, la nature du litige commande que le point de départ de la prescription soit fixé, de manière casuistique, au jour de la décision de justice prononçant la condamnation voire au jour de la communication d’un rapport d’expertise évaluant l’étendue du dommage. Si l’on fixe le point de départ de la prescription au jour de la décision de justice encore faut-il préciser la nature de cette décision : décision de première instance, décision d’appel, décision passée en force de chose jugée, décision devenue irrévocable…

11 – Actions successives en droit notarial (première chambre civile). Alors que certaines décisions tendent à placer le point de départ de la prescription au jour de l’assignation, une autre tendance jurisprudentielle s’oriente vers la date de la décision de justice devenue irrévocable. L’idée est que le dommage dont la victime cherche à obtenir réparation ne se manifeste dans son existence et dans son étendue qu’au jour de la décision de justice irrévocable portant condamnation.

Il en est notamment ainsi en matière d’action en responsabilité menée dans des litiges opposant un notaire à un client sur la question de la validité d’un acte ou l’existence d’un droit de propriété. C’est par exemple le cas de l’action en responsabilité exercée par l’acquéreur d’une parcelle contre le notaire rédacteur de l’acte de vente qui, par erreur, omet que la parcelle est soumise au régime de l’indivision et non à la pleine propriété du vendeur[36]. C’est également le cas de l’action en responsabilité menée contre un notaire actant une cession immobilière au mépris d’une clause d’inaliénabilité[37]. C’est encore le cas de l’action en responsabilité menée par une banque contre un notaire responsable de la perte d’une caution hypothécaire[38].

Dans ces espèces, si la décision de justice est effectivement identifiée comme point de départ du délai de prescription, il faut noter une divergence sur la nature de la décision visée. Pour certains arrêts, le délai de prescription court à compter de la décision de première instance[39], pour d’autre, il court à compter de la décision passée en force de chose jugée[40] voire à la date de la décision devenue irrévocable[41].

12 – Actions successives en matière de procédure collective (chambre commerciale). La chambre commerciale tend également, dans certains de ses arrêts, à opter pour la décision de justice passée en force de chose jugée pour fixer le point de départ de la prescription. Ainsi, dans un arrêt du 20 février 2019, la chambre commerciale retient que « le délai de prescription de l’action engagée par le créancier contre le liquidateur amiable [d’une] société au titre des fautes qu’il aurait commises dans l’exercice de ses fonctions commence à courir le jour où les droits du créancier ont été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée » [42].

13 – Actions successives en matière de cession de parts sociales (chambre commerciale). Dans certains litiges rendus en matière de droit des sociétés (cession de parts sociales), la chambre commerciale a choisi de fixer le point de départ de la prescription au jour du rapport d’expertise judiciaire. Dans un arrêt du 6 juillet 2022, la chambre commerciale censure une décision d’appel qui avait fixé le point de départ de la prescription d’une action en responsabilité délictuelle formée par une société à l’encontre d’un cabinet d’expertise comptable (en réparation du préjudice que lui aurait causé une sentence arbitrale) à la date de la sentence arbitrale ayant prononcée sa condamnation. L’arrêt est cassé pour manque de base légale, la Cour de cassation reprochant à l’arrêt d’appel de ne pas avoir recherché si la faute reprochée ne pouvait être connue au jour du dépôt du rapport d’expertise judiciaire établissant la faute de l’expert-comptable.

Ainsi, selon la nature du litige, on ne peut que constater le caractère erratique des décisions rendues sur la question du point de départ de la prescription.

2.  La stabilisation du point de départ de la prescription

Dans deux arrêts rendus le 19 juillet 2024, la chambre mixte de la Cour de cassation semble dessiner les contours d’une solution de conciliation, et par tant de sécurité juridique, sur la question du point de départ de la prescription lors d’actions successives au-delà des clivages des chambres civiles et commerciales.

Opérant une distinction selon l’objet de l’action en responsabilité menée, la chambre mixte propose une méthode claire de détermination du point de départ de la prescription. L’exposé de la solution des deux arrêts (A) précédera celui de leurs justifications (B).

A.   Exposé des solutions

Afin de saisir le contenu et la portée des décisions rendues par la chambre mixte dans les deux arrêts du 19 juillet 2024, il faut exposer les faits de chaque espèce, le problème de droit et les solutions retenues.

14 – Faits de la première espèce. Dans la première espèce, des parents cèdent, par devant notaire, des parts de sociétés à leurs enfants qui les cèdent ensuite à leurs propres enfants. L’administration fiscale à l’occasion d’un contrôle estime que ces actes de cessions avaient pour objet ou pour effet de se soustraire à l’impôt et procède à un redressement fiscal à l’encontre des enfants en leur réclamant une certaine somme. A la suite, les enfants décident d’assigner le notaire rédacteur des actes de cession afin de voir sa responsabilité engagée. Les juges de la cour d’appel de Versailles, estimant que l’action en responsabilité contre le notaire était prescrite, déclarent les requérants irrecevables. Les enfants se pourvoient en cassation.

15 – Faits de la seconde espèce. Dans la seconde espèce, un notaire est chargé d’une succession et les héritiers font le choix d’établir une convention de partage amiable sous le contrôle de leur avocat. Le conjoint survivant, s’estimant lésé, décide d’agir contre le notaire lui reprochant un manquement à son devoir d’information et de conseil. Une action en responsabilité civile est engagée contre le notaire. Le notaire, condamné à verser au conjoint survivant des dommages et intérêts, décide d’agir à son tour contre l’avocat du conjoint survivant l’estimant pour partie responsable du préjudice subi par leur client. Le notaire assigne donc à son tour l’avocat du conjoint survivant en responsabilité. Les juges de la cour d’appel de Toulouse estiment alors que l’action introduite par le notaire était prescrite. Le notaire se pourvoit en cassation.

16 – Problème de droit. Le problème est alors d’identifier le point de départ de l’action en responsabilité lorsque celle-ci fait suite à un autre litige. Faut-il retenir le jour de la condamnation ferme et définitive faisant naître la dette de responsabilité ou au contraire le jour de l’assignation en justice date à laquelle la dette de responsabilité n’est pas encore certaine ? La question qui se pose est donc celle de savoir si le délai de prescription de l’action en responsabilité civile bénéficie d’un point de départ unique ou s’il est variable selon la nature de l’action (action principale en responsabilité et action récursoire).

17 – Solution. La chambre mixte de la Cour de cassation fait ici le choix de la dualité, par tant, celui de la cohérence et de la rationalité juridique. Elle distingue le point de départ du délai de prescription d’une action en responsabilité consécutive à un dommage né d’une précédente condamnation (action principale en responsabilité : premier cas) et le point de départ d’une action en responsabilité consécutive au même dommage qu’il s’agit de réparer en agissant contre les coresponsables du préjudice (action récursoire : deuxième cas).

18 – Premier cas. Lorsqu’une personne demande l’inde mnisation d’un préjudice dont l’existence dépend d’une éventuelle condamnation préalable dans une procédure judiciaire ou administrative antérieure, il existe deux dommages distincts. Le premier dommage correspond à l’objet du litige lors de la procédure judiciaire ou administrative antérieure. La partie condamnée lors de cette première procédure judiciaire ou administrative peut ensuite estimer que cette condamnation constitue, pour elle, un préjudice (le second dommage) justifiant qu’elle agisse à son tour contre celui qu’elle estime responsable de cette condamnation (dans l’arrêt du 19 juillet, le notaire). Le second dommage correspond donc à la condamnation effective de celui qui mène l’action en responsabilité civile dont on cherche à savoir si elle est prescrite. Dans ce premier cas, l’action en responsabilité se prescrit à compter de la condamnation effective c’est-à-dire à compter de la décision juridictionnelle devenue irrévocable. Pour la chambre mix te, seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable place l’intéressé en mesure d’exercer l’action en réparation du préjudice qui en résulte. C’est donc à cette date qu’il a connaissance des éléments lui permettant d’exercer son droit à réparation (article 2224 du Code civil). Le premier préjudice étant autonome du second, il est nécessaire qu’il soit définitivement fixé avant de pouvoir évaluer la consistance du second.

19 – Deuxième cas. Lorsqu’une personne est susceptible d’être condamnée à indemniser un dommage dont elle n’est pas seule responsable, l’action en responsabilité contre les coresponsables du dommage (action récursoire) est prescrite dans un délai qui commence à courir à compte du jour où l’action en responsabilité est engagée c’est-à-dire à la date de l’assignation en justice. Cette action récursoire tend à obtenir la garantie d’une condamnation prononcée en faveur d’une tierce victime. Elle est donc fondée sur un même préjudice causé à ce tiers par une pluralité de coresponsables, seul le fait générateur imputable à chacun d’eux étant spécifique. C’est donc au jour de l’assignation que l’intéressé (l’un des co-auteurs du dommage) a connaissance des faits lui permettant d’agir contre celui ou ceux qu’il estime responsable(s) en tout ou partie de ce même dommage (article 2224 du Code civil). Le préjudice dont il s’agit étant relié à plusieurs co-auteurs, il est utile voire nécessaire d’évaluer en un trait de temps la participation de chacun à sa réalisation.

B.   Exposé des justifications

Dans les deux arrêts rendus le 19 juillet 2024, les magistrats de la chambre mixte font le choix d’une rédaction didactique exposant, de manière claire et intelligible, les raisons des solutions retenues. Fondées sur un souci de cohérence et de rationalité juridique, les décisions de la chambre mixte proposent une méthode d’identification du point de départ de la prescription selon la nature de l’action en responsabilité (action récursoire ou action principale). Les justifications explicites et implicites sont nombreuses.

20 – Une question de politique juridictionnelle. Trancher la question du point de départ de la prescription relève finalement d’une question de politique juridictionnelle. Les magistrats réunis en chambre mixte ont donc eu à opter entre trois hypothèses[43]. La première consistait à favoriser la prévisibilité et la sécurité juridique en proposant un point de départ de la prescription fixe et standardisé. Cette opération d’objectivisation du point de départ aurait eu à la fois le mérite de la clarté et le défaut de la contrariété avec l’esprit de l’article 2224 du Code civil. La deuxième hypothèse aurait consisté à laisser entre les mains des juges l’appréciation in abstracto du point de départ de la prescription. Une telle solution prend le parti de sacrifier la sécurité et la prévisibilité du droit de la prescription sur l’autel de l’interprétation téléologique de l’article 2224 du Code civil en conservant le point de départ « glissant » de la prescription (donc la diversité des solutions). La troisième hypothèse consistait à établir une méthodologie de détermination du point de départ de la prescription, par exemple, en fonction du type d’action menée. C’est cette troisième option que retient la chambre mixte. Au-delà des questions de pure politique juridictionnelle, plusieurs enjeux sous-jacents doivent être énumérés.

21 – Enjeu lié à l’efficacité de la prescription civile. Classiquement, la prescription est une institution du droit qui revêt à la fois un caractère libératoire et privatif. La prescription est d’abord libératrice puisqu’elle libère un débiteur de ses obligations par l’effet de l’écoulement du temps. Elle est également privative puisqu’elle prive un créancier de sa créance par l’effet du temps. Servant deux intérêts contradictoires, la prescription apparait donc comme un balancier au service de l’équité entre deux intérêts particuliers dans une optique de pacification des rapports sociaux. La fixation de son point de départ est donc une question de pacification sociale.

22 – Enjeu lié à la cohérence avec les postions constitutionnelles et conventionnelles. Qu’il s’agisse du juge constitutionnel[44]ou du juge conventionnel[45], les décisions se multiplient dans lesquels les juges apprécient l’opportunité de la fixation du point de départ d’un délai de prescription en tenant compte de l’objectif poursuivi par le délai en litige tout en veillant à assurer l’effectivité du droit du créancier.

Ainsi, dans un affaire intéressant le droit des étrangers, le Conseil constitutionnel retient que «  l’action en négation de nationalité a pour objet de faire reconnaître qu’une personne n’a pas la qualité de Français ; qu’elle a donc un objet différent tant de l’action en contestation de la déclaration de nationalité, qui vise à contester l’acte ayant conféré à une personne la nationalité française, que de la déchéance de nationalité, qui vise à priver une personne, en raison des faits qu’elle a commis, de la nationalité française qu’elle avait régulièrement acquise ; qu’en instaurant des règles de prescription différentes pour des actions ayant un objet différent, le législateur n’a pas méconnu le principe d’égalité »[46].

Pareillement, la CEDH dans un arrêt Loste c. France rappelle à propos de la prescription que « s’agissant de la balance à faire dans le contexte de la prescription entre, d’une part, le droit à un recours effectif et, d’autre part, le droit à la sécurité juridique du défendeur, la Cour a souligné à maintes reprises qu’en appliquant les règles de procédure pertinentes, les juridictions internes devaient éviter à la fois un excès de formalisme, qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive, qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois »[47].

23 – Justification explicite de la chambre mixte. Dans les arrêts du 19 juillet 2024, la chambre mixte expose sa solution puis les justifications qu’elle retient en termes de politique juridictionnelle. Elle énonce ainsi explicitement que « les solutions assurent un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties et contribuent à une bonne administration de la justice, en limitant, pour la première, des procédures prématurées ou injustifiées et en favorisant, pour la seconde, la possibilité d’un traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par la victime».

24 – Cohérence juridique. Dans ces deux arrêts, la chambre mixte propose une identification standardisée du point de départ de la prescription fondée sur la nature de l’action menée (action récursoire ou action principale en responsabilité). L’enjeu d’une telle solution est avant tout celui de la cohérence du droit. Il s’agissait en effet de trancher le débat en suivant un raisonnement juridique rigoureux pour parvenir à une solution offrant un niveau optimal de cohérence juridique dans le respect des concepts, des notions, des règles et des principes du droit. En effet, une action principale en responsabilité civile suppose l’existence d’un préjudice réel, actuel et certain. Par conséquent la prescription civile ne peut commencer à courir qu’à compter du jour où le demandeur est en mesure d’invoquer un tel préjudice, à défaut de quoi, il s’expose à une fin de non-recevoir pour défaut d’intérêt à agir[48]. Or, le préjudice n’est certain qu’au jour de la condamnation devenue irrévocable. Plus fondamentalement encore, le droit à agir n’est constitué qu’au jour où la créance est certaine[49]; ainsi, seul un jugement de condamnation devenu irrévocable est susceptible de faire naitre une créance certaine de responsabilité.

25 – Cohérence jurisprudentielle. La solution retenue par la chambre mixte permet également d’assurer un certain degré de cohérence avec la position du Conseil d’Etat qui avait également fait le choix de la rationalité juridique en matière de point de départ de la prescription.

Les magistrats administratifs retiennent en effet que « la simple demande de référé expertise du maître de l’ouvrage ne peut constituer le point de départ de la prescription, seule la communication de la demande indemnitaire présentée par le maître de l’ouvrage devant le tribunal administratif pouvant constituer le point de départ de la prescription, dès lors qu’avant cette demande, le constructeur ne peut intenter une action en garantie »[50].

Dans son avis rendu à propos de l’arrêt du 19 juillet 2024 (pourvoi n° 20-23.527), l’avocat général estimait d’ailleurs que la solution « permet assurément de concentrer en un même temps toutes les actions intéressant un même litige et, par l’exigence d’une prétention caractérisée, elle prévient tout risque d’actions prématurées. Le juge peut alors surseoir à statuer ou condamner à réparer un préjudice futur, en subordonnant cette condamnation à la réalisation d’un événement déterminé (ex : condamnation à payer à un tiers des dommages et intérêts) et dont la survenance entraînerait également un préjudice déterminé. Cette solution me paraît surtout avoir l’avantage du respect de la vraisemblance sans laquelle, nous l’avons dit, la fiction n’a plus de fonction pacificatrice des rapports sociaux, mais au contraire perd toute autorité pour devenir un simple instrument d’ajustement d’intérêts décrétés antagonistes, au gré des législatures et des jurisprudences ».

26 – Respect du principe de l’accès au juge. Selon l’article 13 de la CEDH qui consacre le droit au recours effectif : « toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles». Le droit au recours effectif tel que consacré dans l’ordre CEDH exige de la victime que son préjudice soit sans équivoque sans qu’elle ne soit pour autant exposée à un risque de fin de non-recevoir tirée de la prescription au détriment de son droit à agir. Le droit au recours effectif exige en outre que le responsable du dommage ne soit pas exposé sans limite de temps au risque d’une condamnation contentieuse. Ainsi, l’on peut considérer que la solution de la chambre mixte remplit ce double objectif puisqu’elle assure un certain équilibre entre les intérêts des parties en limitant les procédures prématurées et injustifiées tout en  favorisant la possibilité d’une concentration des demandes (entre coresponsables) et leurs traitements lors d’une même instance du contentieuse.

27 – Conservation de l’équilibre de la réforme de 2008 sur la prescription. La solution qui consiste à fixer le point de départ de l’action récursoire au jour de l’assignation et celui de l’action principale en responsabilité au jour de la condamnation devenue irrévocable reflète le point de départ « flottant » tel que l’a souhaité le législateur de 2008 en remettant entre les mains du juge l’appréciation souveraine de la connaissance « qu’a eu ou aurait dû avoir » le titulaire du droit à agir. De la même manière, cette solution conserve l’articulation entre l’article 2224 du Code civil et l’article 2232 du Code civil. En effet, l’article 2232 du Code civil établit un délai-butoir à la prescription en précisant que « le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit». La solution de la chambre mixte a ainsi le mérite de la cohérence puisqu’il ne remet pas cause l’apport important des décisions du 21 juillet 2023 (chambre mixte)[51] et du 17 mai 2023 (Assemblée plénière)[52] rendues à propos de l’articulation du délai butoir l’article 2232 du Code civil avec les délais spéciaux de prescription comme celui de la garantie des vices cachés (arrêt du 21 juillet 2023) ou celui de l’action en restitution de l’indu (arrêt du 17 mai 2023).

28 – Question en suspens sur l’action récursoire : action personnelle ou action subrogatoire ? Si la décision de la chambre mixte consiste à fixer le point de départ de l’action récursoire au jour de l’assignation et celui de l’action principale en responsabilité au jour de la condamnation devenue irrévocable, une question reste en suspens. Concernant l’action d’une personne à l’encontre d’une autre qu’elle estime co-responsable de la dette de réparation (action récursoire), l’on sait qu’il peut s’agir soit d’un recours personnel soit d’un recours subrogatoire[53]. En évoquant seulement l’action récursoire, sans autres précisions, les arrêts du 19 juillet 2024 laissent planer le doute sur la portée de leur solution.

D’un côté, l’on sait que le recours subrogatoire est fondé sur l’article 1346 du Code civil selon lequel « la subrogation a lieu par le seul effet de la loi au profit de celui qui, y ayant un intérêt légitime, paie dès lors que son paiement libère envers le créancier celui sur qui doit peser la charge définitive de tout ou partie de la dette ». De l’autre côté, l’on sait également que la jurisprudence admet, à côté du recours subrogatoire, la possibilité d’un recours personnel fondé sur le principe de la responsabilité civile délictuelle (article 1240 du Code civil) au bénéfice de celui qui a, seul, indemnisé la victime[54]. La question qui demeure donc en suspens est celle de savoir si la solution des arrêts du 19 juillet en matière de recours récursoire concerne à la fois le recours personnel et le recours subrogatoire ou seulement l’un des deux et, le cas échéant, lequel ?

29 – Conclusion. Les questions de prescription n’ont pas fini d’agiter le contentieux tant les susceptibilités de cette institution sont nombreuses. Outre la question (purement juridique) de l’articulation entre un délai spécial et un délai de droit commun et celle (plus technique) concernant la détermination de leur point de départ respectif, le droit de la prescription couvre de nombreux enjeux. À la fois instrument de bonne administration de la justice et d’effectivité du droit au recours, le droit de la prescription est également un pivot de la pacification des relations sociales. Ainsi, les questions relatives à la prescription relèvent tant de la rationalité juridique que de la cohérence du droit. La chambre mixte, dans les deux arrêts du 19 juillet 2024, offre un parfait exemple de politique juridictionnelle équilibrée et cohérente. Il faut ainsi retenir qu’en cas d’actions successives en responsabilité, le point de départ de l’action récursoire est fixé au jour de l’assignation et celui de l’action principale en responsabilité au jour de la condamnation devenue irrévocable.

[1] Aristote, Rhétorique, II, 21.

[2] M. Dosé, Eloge de la prescription, Paris, éd. L’observatoire, 2021.

[3] Article 2257 ancien du Code civil : « La prescription ne court point à l’égard d’une créance qui dépend d’une condition, jusqu’à ce que la condition arrive ; à l’égard d’une action en garantie, jusqu’à ce que l’éviction ait lieu ; à l’égard d’une créance à jour fixe, jusqu’à ce que ce jour soit arrivé ».

[4] Action 2262 ancien du Code civil : « Toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ».

[5]  Plusieurs projets ont précédé l’adoption de la réforme de 2008 de la prescription : Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription 2005 dit « Avant-projet Catala-Malaurie » ; Rapport d’information « Pour un droit de la prescription moderne et cohérent », 2007, des sénateurs Hyest, Yung et Portelli ; Rapport au Sénat par M. Béteille au nom de la commission des lois n° 83.

[6] En effet, des propositions de réforme de la prescription civile avaient été formulées par la Cour de cassation dans ses rapports annuels de 2001, 2002 et 2004.

[7] X. Lagarde, « Réforme de la prescription en matière civile : entre simplifications et incertitudes », Gaz. Pal. 11 avr. 2009, p. 2 ; Ph. Casson, « Le nouveau régime de la prescription », in Casson et Pierre (dir.), La réforme de la prescription en matière civile – Le chaos enfin régulé?, 2010, Dalloz.

[8] P. Catala, Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, La Documentation française, 2006, 208 p.

[9] B. Fauvarque-Cosson, « Commentaire de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile », D. 2008, 2512, n° 28.

[10] La solution jurisprudentielle selon laquelle « la prescription d’une action en responsabilité ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il s’est révélé à la victime si celle-ci établit qu’elle n’en avait pas connaissance » était alors constante devant les différentes chambres de la Cour de cassation (voir par ex. : Civ. 1ère, 19 février 2002, n° 99-10.597 ; Civ. 1ère, 23 novembre 2004, n°01-03.510 ; Com., 28 mars 2006, n° 04-15.506).

[11] Rapport d’information « Pour un droit de la prescription moderne et cohérent », 2007, des sénateurs Hyest, Jung et Portelli p. 92.

[12] J. Klein, Le point de départ de la prescription, Economica 2013, n° 446 à 467 ;      M. Mignot, « Rapport de synthèse », in La réforme de la prescription, actes de colloque, LPA, 2 avril 2009, p. 59 ; P. Malaurie, « La réforme de la prescription civile » (Commentaire de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008) », Defrénois, 2008, p. 2029 s., spéc.n°22 ; C. Brenner, « De quelques aspects procéduraux de la réforme de la prescription extinctive », RDC, 2008, p. 1431 ; A. Leroyer, « Prescription, Loi n°2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile », RTD civ. 2008, p. 563.

[13] Ph. Casson, « Le nouveau régime de la prescription », in Casson et Pierre (dir.),      La réforme de la prescription en matière civile – Le chaos enfin régulé ? 2010, Dalloz. – Julie Klein, Le point de départ de la prescription, Economica 2013, n° 431.

[14] V. Lasserre-Kiesow, « Commentaire de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile », RDC déc. 2008, p. 1449.

[15] Traduction : Le droit, c’est ce qui nous plait.

[16] Avis de Madame Mallet-Bricout, avocat général, arrêt n° 296 du 19 juillet 2024 (pourvoi n° 22-18.729), p.15.

[17]  C. Larroumet, L’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation : l’amalgame de la responsabilité civile et de l’indemnisation automatique, Dall., 1985, Chron., pp. 237-244.

[18] J. Klein, Le point de départ de la prescription, op.cit., n° 701.

[19] Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, 2018, n° 585. ; G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 416.

[20] C. Belloc, « Sur la prescription des actions en responsabilité ayant pour origine un préjudice fiscal », JCP E., 2004, 1637; voir aussi : Com., 19 avril 2005, n° 03-17.455 ; Civ. 1ère, 12 juillet 2007, n° 05-20.091 ; Civ. 1ère, 13 décembre 2005, n° 03-11.443.

[21] Com., 23 septembre 2008, n° 07-11.125 ; Com., 6 décembre 2007, n° 16-23.972.

[22] Com., 28 septembre 2010, n° 09-68.214 et voir aussi en ce sens :  Civ. 1ère, 14 novembre 2019, n° 18-22.114.

[23] Com., 9 mars 2010, n° 09-13.151 ; Com, 23 janvier 2007, n° 05-16. 442 ; Civ.1ère, 29 juin 2022, n° 21-10.720 ; Com., 9 novembre 2022, n°21-10.632 ; Com., 3 mars 2021, n°18-19.259 ; Com., 6 décembre 2017, n °16-18.788.

[24] Civ. 2ème, 7 avril 2005, n° 21-70.024 ; Civ. 2ème, 10 mars 2002, n° 20-16.562.

[25] Civ. 3ème, 14 décembre 2022, n° 21-21.305, Civ. 3ème, 23 novembre 2023, n° 22-20.490.

[26] CE, 7ème et 2ème  ss-sect. réunies, 11 juill. 2008, n° 285168 : JurisData n° 2008-073862 ; CE, 7ème et 2ème ch. réunies, 10 févr. 2017, n° 391722 : JurisData n 2017-002283.

[27] Civ. 3ième, 16 février 2022, n° 20-19.047 ; Civ. 3ième, 25 mai 2022, n° 21-18.218.

[28] Civ. 3ième, 25 mai 2022, n° 21-18.518.

[29] Civ. 2ième, 7 avril 2005, n°04-12.128.

[30] Civ. 1ère, 9 mai 2019, n°18-15-787 ; Civ. 1ère, 11 décembre 2019, n°18-23.016.

[31] J. Klein, Le point de départ de la prescription, op.cit., n° 651.

[32] Civ. 1ère, 9 sept. 2020, n° 18-26.390 ; D. 2020. 2160, note A. Tani ; AJDI 2021. 301, obs. F. Cohet ; RTD civ. 2020. 899, obs. P. Jourdain.

[33] Civ.1ère, 29 février 2000, n° 97-187.34 ; Com., 7 juillet 2020, n° 18 -20.934.

[34] Civ. 1ère, 5 janvier 2022, n° 20-17.325.

[35] Civ. 1ère, 5 janvier 2022, n° 20-17.325.

[36] Civ.1ère, 9 septembre 2020, n° 18-26.390.

[37] Civ.1ère, 25 mars 2010, n° 09-15.517.

[38] Civ.1ère, 4 juillet 2019, n° 18-16.138.

[39] Civ.1ère, 4 juillet 2019, n° 18-16.138.

[40] Civ.1ère, 29 juin 2022, n°21-10.720 ; Civ.1ère, 9 mars 2022, n°20-15.012 ; Civ.1ère, 20 octobre 2021, n°19-19.409.

[41] Civ.1ère, 20 avril 2022, n°20-22.988 ; Civ.1ère, 3 mai 2018, n° 17-17.527.

[42] Com., 20 février 2019, n°16-24.580 ; Com., 25 juin 2013, n°12- 19.173.

[43] Avis de Madame Ballet-Bricout, avocat général, arrêt n° 219 (pourvoi n° 22-18.729) du 19 juillet 2024, p. 20.

[44] Cons. const. 22 nov. 2013, n° 2013-354 QPC ; Cons. const. 11 oct. 2018, n° 2018-738 QPC ; Cons. const. 17 déc. 2021, n° 2021-957 QPC ; Cons. const. 5 mars 2021, n° 2020-887 QPC; Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC.

[45] CEDH, 22 oct. 1996, Stubbings c/Royaume-Uni, req. n° 22083/93 et n° 22095/93 ; CEDH, 11 mars 2014, Howald Moor et al. c/Suisse, req. n° 52067/10; CEDH, Affaire Diemert c. France, 2023, n° 71244/17.

[46] Cons. const., 22 nov. 2023, n° 2013-354 QPC.

[47] CEDH, 3 fév .2023, Loste c.France, req. n°59227/12.

[48] A. Bénabent, Y. Gaudemet, « Dictionnaire juridique », LGDJ, 2023, p.218.

[49] R. Demogue, Traité des obligations, T. IV, 1924, p. 241-242, n° 566 ; L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, T. II, 3e éd., p. 486.

[50] CE, 7e et 2e ss-sect. réunies, 11 juill. 2008, n° 285168 : JurisData n 2008-073862 ;      CE, 7e et 2e ch. réunies, 10 févr. 2017, n° 391722 : JurisData n° 2017-002283.

[51]  Ch. mixte, 21 juillet 2023 n° 21-19.936 et n° 20-10.763 ; D. 2023. 1728, note T. Genicon ; AJDI 2023. 788, obs. D. Houtcieff ; RDI 2023. 539, obs. C. Charbonneau et J.-P. Tricoire ; RTD civ. 2023. 638, obs. H. Barbier; RTD com. 2023. 714, obs. B. Bouloc.

[52]  Ass. plén., 17 mai 2023, n° 20-20.559 ; RDSS, 2023. 768 obs. X. Prétot ; Gaz. Pal. 12 sept. 2023, n° GPL453i9 note A. Phillipon ; BJT sept. 2023, n° BJT202q8 note D. Asquinazi-Bailleux.

[53] P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 6e éd. LexisNexis, 2023, n° 595.

[54] M. Bacache-Gibeili, Les obligations. La responsabilité civile extracontractuelle, 4ème éd. Economica, 2021, n° 545.

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