RECEVABILITÉ D’UNE PREUVE DÉLOYALE : LE DROIT À LA PREUVE POUR LES VICTIMES DE VIOLENCES CONJUGALES
Droit civil / Droit de la famille / Ordonnance de protection / Loyauté de la preuve
Auteur : CLÉMENTINE FREGOSI
Étudiante en Master II Droit civil et Droit international privé à l’Université Aix-Marseille
fregosi.clementine@gmail.com
Violences conjugales / Ordonnance de protection / Application de l’article 9 du Code de procédure civile (non) / Loyauté de la preuve / Droit à la preuve / Contrôle de proportionnalité
CA Aix, 2-3 chambre, 22 février 2022, n°2022/100
Président : C. Vindreau
Avocats : Me Aurore B, Me François T
Résumé : La preuve en droit civil est conditionnée à une exigence de loyauté, au visa de l’article 9 du Code de procédure civile, en tant que principe directeur du procès équitable. La prise en compte progressive de la complexité du rapport de la preuve, dans le cadre de violences conjugales, permet de justifier la production d’une preuve déloyale, dès lors que l’atteinte est nécessaire pour établir la vraisemblance des faits allégués, ainsi que proportionnée compte tenu des intérêts antinomiques en présence.
Observation : 1- Le prononcé d’une ordonnance de protection est soumis à une double condition : que soit rapportée la preuve de la vraisemblance des violences alléguées, d’une part, et du danger auquel est exposée la victime, d’autre part. Si les éléments de preuve ainsi requis sont parfois aisément matérialisables en présence de violences physiques ayant engendré des blessures corporelles, il en va différemment s’agissant des violences occultes, pressions et menaces psychologiques subies dans le cadre intra-familial.
La preuve de tels actes au sein d’un couple est d’autant plus complexe à rapporter que les règles de procédure civile érigent comme principe le respect de la loyauté de la preuve. Or, la particularité de ce type de violences est qu’elles n’ont parfois pour seul témoin que la victime elle-même. Ainsi l’application rigoureuse d’une telle règle, conduit la victime à une double peine, subir les violences et la probatio diabolica.
Il revient dès lors aux juges du fond de réaliser un juste arbitrage entre l’application stricto sensu des règles de droit civil et procédure civile, protectrices du droit à la vie privée et à un procès équitable, et du droit à la preuve du conjoint victime[1].
2- En l’espèce, une épouse saisit le juge aux affaires familiales de Toulon d’une demande d’ordonnance de protection, se prévalant de violences psychologiques subies de la part de son époux depuis 2015. À l’appui de sa demande est joint un constat d’huissier retranscrivant partiellement une conversation téléphonique prise à l’insu de son mari, le 20 juillet 2020. Par un jugement en date du 5 août 2021, la requérante a été déboutée, au motif que la vraisemblance des faits allégués et la situation de danger dans laquelle elle se trouvait, n’étaient pas établies.
Pour se prononcer ainsi, le juge de première instance a notamment estimé que les éléments soumis à son appréciation révélaient « un climat conflictuel commun à de nombreux couples avant leur séparation », et que le seul élément de preuve apporté, un enregistrement téléphonique réalisé « en fraude »[2], à l’insu du conjoint, constituait une preuve déloyale cause de l’irrecevabilité de cette dernière.
L’épouse a interjeté appel de cette décision, se prévalant d’une interprétation trop restrictive de l’article 9 du Code de procédure civile.
Se posait ainsi la question de la recevabilité de la pièce n°4 qu’elle produisait aux débats, laquelle, bien qu’obtenue selon un procédé déloyal, constituait le seul élément de preuve pouvant attester de la vraisemblance des violences psychologiques au sein du couple.
3- La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a dû chercher un juste équilibre entre les droits fondamentaux et les intérêts antinomiques en présence[3], en s’interrogeant sur le caractère proportionné de la possibilité d’outrepasser les exigences inhérentes au principe de loyauté, sur le fondement des articles 6 et 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Dans l’arrêt commenté en date du 22 février 2022, la juridiction aixoise a confirmé le jugement de première instance, aux termes d’une motivation enrichie d’apports pratiques.
En premier lieu, la Cour a reconnu la possibilité de verser aux débats une preuve déloyale, dès lors que sa production est « indispensable à l’exercice du droit à la preuve » et que « l’atteinte [est] proportionnée au but poursuivi ». Toutefois, une telle souplesse quant à l’application de l’article 9 du Code de procédure civile ne doit pas conduire à méconnaitre les droits de la défense, notamment le principe du contradictoire. C’est sur ce fondement que les juges d’appel ont considéré que la retranscription partielle de l’enregistrement ne revêtait pas un caractère proportionné au but poursuivi en l’espèce, dès lors notamment que la Cour n’a pu être en mesure de prendre connaissance de l’intégralité des échanges survenus entre les parties, et que le défendeur n’a pas été mis en mesure d’assurer sa défense.
4- L’exigence de licéité de la preuve[4], dont découle le « principe de loyauté dans l’administration de la preuve »[5], fait l’objet d’une appréciation stricte : dès lors que la preuve est illicite, celle-ci est en principe irrecevable. En ce qui concerne notamment la production d’enregistrement d’une communication téléphonique, pléthore d’arrêts en sont l’illustration[6]. Toutefois, dans le cadre des violences psychologiques, cette application stricto sensu de la règle semble remettre en cause l’efficacité opérationnelle qui devrait résulter de l’ordonnance de protection, dès lors que les victimes risquent de se retrouver dans l’impossibilité d’établir la vraisemblance des violences qu’elles subissent, par-delà les moyens dont elles disposent.
Il en résulte dans certains cas, summum jus, summa injuria, une application excessivement rigide du droit, susceptible de conduire dans les faits à une forme de déni de justice[7].
L’arrêt commenté s’inscrit dans la lignée d’autres décisions, rendues notamment par la Cour d’appel de Paris[8] ou le Tribunal Judiciaire de Chartres[9], aux termes desquelles les magistrats ont manifesté leur volonté de prendre en compte les difficultés inhérentes à l’établissement de la preuve dans le cadre des violences conjugales alléguées.
Néanmoins, à la différence des autres décisions susvisées, les juges aixois évoquent un nouveau fondement à l’appui de leur argument : la notion de « droit à la preuve » [10], consacrée au visa des articles 6 et 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Un élément de preuve déloyale pourrait dès lors être recevable dans la mesure où la partie requérante démontre son caractère indispensable et proportionné face au but poursuivi. Cela fait écho à l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui a déjà inspiré quelques assouplissements dans l’application des règles régissant l’administration de la preuve, devant la 1ère chambre civile de la Cour de cassation notamment en matière de secret des correspondances[11]. La recevabilité d’une preuve déloyale reste néanmoins conditionnée à la mise en balance in concreto, dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité, des droits fondamentaux en conflit.
5- La première condition posée à la recevabilité d’une telle preuve porte directement sur le fait à établir, l’élément apporté devant être déterminant pour la reconnaissance du fait allégué. En l’espèce, l’enregistrement de la conversation à l’insu de l’époux était présenté comme le seul moyen permettant d’établir la vraisemblance des violences alléguées.
La seconde condition relève d’une véritable mise en balance des intérêts en présence. À cet égard, si le moyen de preuve invoqué porte atteinte au droit à la vie privée, cette atteinte doit être proportionnée au but poursuivi, à savoir la nécessité de permettre l’établissement de la véracité des faits. C’est sur ce point que se concentre l’apport principal de l’arrêt, venant rompre avec le rejet systématique de la preuve illicite, en nuançant une telle application : l’illicéité d’un moyen de preuve n’emporte pas nécessairement l’irrecevabilité de celui-ci[12] lorsque la preuve obtenue selon un procédé déloyal est indispensable à l’exercice du droit à la preuve.
6- Si la reconnaissance d’un droit à la preuve pour les victimes de violences conjugales relève d’une évolution dans le cadre du procès civil, il convient de veiller scrupuleusement au respect du principe du contradictoire, et plus généralement des droits de la défense. À la différence de la Cour d’appel de Paris dans l’arrêt précité, la juridiction aixoise a estimé que la prise en compte de l’enregistrement litigieux était de nature à porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de l’intimé, et qu’il devait être écarté des débats, au motif qu’il ne répondait pas « au critère du respect de la proportion entre les intérêts antinomiques en présence ». Elle a notamment relevé que seuls deux extraits « sélectionnés » par la requérante étaient retranscrits, de sorte qu’elle ne pouvait connaître la totalité des échanges. Elle a également estimé que la partie défenderesse n’avait pu efficacement se défendre contre une retranscription de quelques secondes sur un échange de plus de 26 minutes. Cela démontre bien la volonté de la juridiction d’appel de ne pas tomber dans une dérive qui conduirait à encourager l’administration de la preuve par la ruse[13].
7- Il sera précisé que le refus de prendre en considération l’enregistrement obtenu au moyen d’un procédé déloyal n’est pas de nature à faire obstacle à l’évaluation des conditions prévues aux termes de l’article 515-11 du Code civil. La vraisemblance des actes allégués fut ainsi caractérisée en l’espèce, et sanctionnée par le rappel à la loi dont a fait l’objet l’époux. La juridiction aixoise a considéré qu’une telle condition était remplie, « sans qu’il soit nécessaire d’étudier les autres éléments ». Concernant la présence d’un danger, la Cour d’appel confirme la décision de première instance en reconnaissant l’insuffisance probatoire des éléments versés au débat. En ce sens, les attestations de suivi de la psychologue de la requérante, font état d’un comportement « dépressif » de cette dernière, que les juges attribuent néanmoins « à l’échec apparent de son mariage ». De plus, la Cour met en avant l’absence de « nouveaux comportements harcelants ou insultants », entre le rejet de la demande en première instance et l’appel. La référence à ce laps de temps écoulé n’est pas anodine, conduisant à apprécier le danger à travers une forme de temporalité. En d’autres termes, le danger n’est caractérisé qu’à partir du moment où il est actuel. Il s’agit ici d’un glissement jurisprudentiel, car la lettre même de l’article 515-11 du Code civil ne fait nullement mention d’une telle caractéristique. Or, là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer. A ce titre le Guide de l’ordonnance de protection[14] rappelle la volonté du législateur d’apprécier cette notion dans un sens large, en ne se limitant pas à la présence d’un danger « actuel ». La juridiction aixoise aurait ainsi peut-être pu se limiter au seul manque d’éléments probants pour justifier « l’absence de mise en danger démontrée ».
8- Au-delà des conditions requises afin qu’une ordonnance de protection puisse être délivrée, la Cour d’appel semble enfin avoir pris en compte l’absence d’un élément qui jusqu’alors n’était pas requis aux termes de l’article 515-11 du Code civil : « l’urgence caractérisée ». L’emploi de la conjonction de coordination « et » vient induire une superposition et donc une distinction entre la « mise en danger démontrée » et « l’urgence caractérisée ».
Est-ce à dire qu’il existerait des violences mettant en danger la victime, sans pour autant caractériser l’urgence ?
Il ne pourrait s’agir en réalité que d’une manière pour les juges aixois de souligner l’absence de danger démontré en l’espèce, en relevant qu’aucun des éléments versés aux débats ne permettait de retenir qu’une urgence était caractérisée.
[1] A.Boyard et F.Defferrard, « Pour un « droit à la preuve » en matière d’ordonnance de protection », D, 2021, p. 2010.
[2] A.Boyard « Pour une nécessaire extension du « droit à la preuve » en matière d’ordonnance de protection à l’ensemble des litiges d’ordre familial en présence de violences intrafamiliales », AJ Famille, 2023, p.257.
[3] C. Siffrein-Blanc, « Prouver la violence conjugale, le recours possible à la preuve déloyale », CIRPA-France, janv. 2023.
[4] O. Akyurek, « La consécration du principe de loyauté procédurale, une nouvelle proposition émise dans le rapport sur l’amélioration et la simplification de la procédure civile », LPA. 2018, n°137, p.6.
[5] Cass, ass plénière, 7 janv. 2011, n°09-14.316, Bull. civ., I.
[6] Cass, ass plénière, 7 janv. 2011, n°09-14.316, Bull. civ., I : « (…) l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve ».
[7] A. Boyard, « Pour un « droit à la preuve » en matière d’ordonnance de protection », D, 2021, p.2010.
[8] CA Paris., 23 mars 2021, RG n°21/01409.
[9] TJ Chartres, 6 mai 2022, n°20/01965, : « Si les modalités de connaissance des faits par Madame peuvent être en effet considérés comme discutables- celle-ci ayant laissé branché au domicile de Monsieur un babyphone dont elle restait destinataire des enregistrements—il n’en demeure pas moins que Madame a dû déposer plainte pour des faits (…) de violences de Monsieur sur les enfants (…). Cette plainte porte la retranscription de l’enregistrement du babyphone ».
[10] CEDH, 10 oct. 2006, n°7508/02, L.L c. France.
[11] Cass,1er civ., 5 avr. 2012, n°11-14.177 : « la production litigieuse n’était pas indispensable à l’exercice de son droit à la preuve, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence ».
[12] G.Loiseau, « La recevabilité de la preuve illicite », RD, 2021, p.117.
[13] S.Dorol et X. Louise-Alexandrine, « La preuve par ruse », Lexbase, 2022.
[14] Ministère de la Justice, Guide pratique de l’ordonnance de protection, 2021, p.21
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