L’empiètement par intermittence existe, et avec l’évidence requise en référé !
Biens / Immobilier / Empiètement
Auteur : JEAN CAPIEZ
Doctorant à Aix-Marseille Université
Laboratoire de Théorie du droit, EA892
capiez.jean@gmail.com
Biens / Propriété immobilière / Empiètement (oui) / Immeuble mobile
CA Aix, 1ère et 2e ch., 16 février 2023, n° 21/17085 : Juris-data n° 2023-004797
Président : G. Pacaud
Avocats : Me R. Gomes, Me S. Möller
Résumé : L’arrêt qualifie d’empiètement le fait qu’une porte déborde chez le voisin, mais seulement lorsqu’elle est ouverte. L’identification des cas similaires auxquels devrait s’appliquer la solution révèle que son évidence n’est qu’apparente, car cela produirait des résultats parfois absurdes. La notion d’empiètement en ressort déformée, à tel point qu’il devient difficile de comprendre les cas qu’elle est censée couvrir.
Note : 1 – Il est habituel de dédaigner les décisions de référé : on n’y dit que des choses évidentes (et provisoirement !), puisque ce critère gouverne. C’est pourtant précisément ce qui peut faire leur intérêt : il y a de fausses évidences, qui interrogent les frontières des qualifications lorsqu’on y regarde de plus près. Il s’agit ici de l’empiètement, constitué « avec l’évidence requise en référé »[1] pour une porte qui dépasse sur le terrain du voisin, mais seulement lorsqu’elle est ouverte. L’empiètement est ainsi étendu aux débordement discontinus (I), car on l’applique à propos d’éléments mobiles de l’immeuble (II). Cette extension soulève, au-delà du cas d’espèce, d’importantes difficultés (III) qui imposent de modifier profondément la notion (IV). Pour s’éviter tous ces problèmes, il serait possible, en référé, de se contenter d’une référence au trouble manifestement illicite (V).
I- L’extension de l’empiètement aux débordements discontinus
2- L’admission radicale de l’intermittence. L’empiètement ici dénoncé est très original, car à la fois intermittent et rare. Il ne se produit que lorsque la porte est ouverte, alors qu’elle est presque toujours fermée. Il s’agit, en cela, d’un cas extrême de discontinuité, contenant virtuellement toutes les formes plus douces[2]. Si le juge accepte cette forme d’intermittence, il devra à plus forte raison en accepter les formes plus légères, où l’empiètement est plus souvent présent qu’absent. L’affirmation de la compatibilité entre l’intermittence et l’empiètement est totale. Le droit de propriété de l’empiété le mérite probablement : s’il est absolu et exclusif, il importe peu que l’empiètement soit discontinu ; celui-ci doit cesser.
3- La permanence de l’empiètement classique. Pourtant, cette admission radicale de l’intermittence contraste nettement avec la permanence caractéristique des empiètements habituellement reconnus. Cette exigence n’est jamais formalisée, mais toujours présupposée, de la même manière que nous ne précisons pas « comestible » lorsque nous discutons de nos préférences alimentaires. Cela se constate d’abord dans la jurisprudence suprême, qui s’inscrit toujours dans le cadre de ce présupposé, malgré son hétérogénéité. Les empiètements admis diffèrent en termes d’assiette (de petit à grand[3]), de localisation (en surface, en sous-sol[4] ou en l’air[5]), ou encore de contenu (par adjonction d’une construction, ou, plus originalement, pas soustraction de matière chez le voisin[6]) ; mais ils ont pour point commun systématique d’être permanents. Cela se constate ensuite dans les définitions doctrinales de la notion, renvoyant à des constructions[7] et éléments permanents[8] érigés directement sur le fonds du voisin[9], ce qui le prive totalement (donc en permanence) de la jouissance de son bien[10], ainsi accaparée par l’empiéteur[11]. Cela se constate enfin dans les sanctions habituelles : il s’agit de retirer l’ouvrage qui dépasse, ou au moins la partie qui dépasse, ce qui est difficilement pensable sans débordement constant.
II- Un glissement causé par la nature de l’objet
4- La mobilité réelle, cause du glissement. Cette intermittence originale résulte directement des particularités de l’objet en cause. Alors que l’empiètement implique normalement un élément fixe du bâti, ce qui postule la permanence du dépassement, il implique ici un élément mobile, rendant l’intermittence possible. Plus l’objet est mobile, moins le concept d’empiètement semble approprié. En ce sens, Thibaut Dantzer avait relevé dans ces colonnes, le manque d’orthodoxie d’une décision aixoise appelant « empiètement » le fait qu’un bateau dépasse sur le fonds voisin[12], alors que l’empiètement est une affaire purement immobilière.
5- L’immobilité fictive, condition de possibilité du glissement. Ce cas était bien plus problématique, car il portait sur un meuble[13]. Ici, ce problème ne se pose pas. Les portes ne sont probablement pas meubles, car cette qualification les ferait sortir de l’assiette de la vente immobilière ; le vendeur pourrait les emporter avec lui. Il s’agit plus vraisemblablement d’un immeuble. Non par nature, faute d’incorporation au bâtiment[14], mais par destination, en raison de l’affectation au service le plus élémentaire de l’immeuble, à savoir sa fermeture[15]. L’originalité de l’objet tient donc à son statut juridique d’immeuble, lequel ne l’empêche pas d’être mobile, en réalité. L’empiètement classique s’accommode très mal d’une telle combinaison, bien plus largement qu’au cas d’espèce.
III- L’impertinence de l’empiètement classique pour les immeubles mobiles
6- Étrangeté de la notion d’empiètement. L’application de l’empiètement à ces objets produirait, en surface, des effets terminologiques douteux. En effet, il faudrait utiliser ce terme à propos des autres meubles fictivement immobilisés par destination. Ainsi, l’animal servant à l’exploitation du fonds pourrait être un moyen d’empiètement[16], s’il passait la tête par-dessus la clôture. Il en irait de même pour les ustensiles aratoires (motobineuse, etc.). Faudrait-il voir ces choses comme des constructions sur le terrain d’autrui, lorsqu’elles y reposent intégralement… ?
7- Inadaptation des effets de la notion. Cette curiosité terminologique n’est pas l’essentiel. L’importance des notions tient principalement aux effets qu’elles produisent. Or, il est immédiatement perceptible que les modalités de sanction de l’empiètement classique font peu de sens concernant ces immeubles mobiles. La démolition ou le rabotage ne conviennent que peu à l’animal, à la motobineuse ou à la porte. La fiction juridique les immobilisant est nettement rattrapée par la réalité : ce sont des choses déplaçables ; il suffirait de déplacer, ou de restreindre leur possibilité de déplacement. En ce sens, notre arrêt décide que l’inversion du sens d’ouverture de la porte constitue une solution toute trouvée[17]. Les sanctions de l’empiètement peuvent-elles être ainsi adaptées, sans trahir la notion ?
IV- La délicate adaptation des sanctions
8- L’insuffisance de l’adaptation du degré. L’adaptation pourrait d’abord se réclamer du courant jurisprudentiel du « moindre mal ». La sanction est désormais modulée selon le strict nécessaire : la démolition n’est plus systématique[18], si des mesures moins intrusives suffisent (rabotage[19], grattage d’enduit[20]). Cela pourrait justifier la spécificité des sanctions qu’il faudrait retenir pour les immeubles mobiles, en restant dans le cadre de l’empiètement. Cela dit, ces adaptations jurisprudentielles ne concernent que le degré de la sanction, et non son contexte, ni sa nature. Il s’agit toujours d’une soustraction de la matière causant un empiètement permanent, ce qui ne correspond pas à notre cas.
9- L’adaptation de la nature de la sanction. Pour contourner le problème, il faudrait admettre une adaptation de la nature même de la sanction. A notre connaissance, une seule décision suprême permet de soutenir cette idée. L’empiètement consistait, d’une manière très inhabituelle, en des prélèvements souterrains. Il a été jugé que cela méritait remise en état, ce qui suppose l’adjonction de matière, soit l’exact inverse du sens habituel. Une telle variation dans les modalités de résolution pourrait justifier l’inclusion du déplacement de l’immeuble mobile.
10- Modification des caractères de l’empiètement par l’adaptation. Seulement, ces adaptations dans les sanctions rétroagissent sur le champ d’application de la notion. Dans le cas de la porte, l’inversion du sens d’ouverture ne consiste pas réellement à faire cesser un empiètement actuel (en raison de l’intermittence), mais à prévenir les débordements futurs. Il ne s’agit plus de faire cesser un empiètement actuel ; il s’agit de le prévenir, ou de faire cesser un empiètement virtuel. L’extension de la notion devient vertigineuse, car presque tous les immeubles déplaçables pourraient un jour se trouver chez le voisin : faut-il considérer qu’il y a empiètement en puissance ? Si oui, comment y remédier ? Ce serait évidemment absurde, mais on perçoit là que l’extension de la notion impose de renoncer à une bonne perception de ses frontières.
V- La superfluité du recours à l’empiètement
11- La suffisance du trouble manifestement illicite. L’adaptation de la qualification d’empiètement n’avait donc rien de certain ; elle n’est décidément pas taillée pour ces cas. Dès lors, on pourrait transposer ici le conseil de Thibaut Dantzer : mieux vaut s’en tenir à la qualification de trouble illicite. En référé, nous disposons du cadre procédural idéal pour le faire, car la cessation du trouble manifestement illicite est prévue par les textes[21], ce qui n’est toujours pas le cas ailleurs[22].
12- Particularités du cas. Ici, ce fondement ne pouvait pas être utilisé, car c’est l’empiéteur lui-même qui se plaignait d’un trouble, en reprochant au voisin une construction l’empêchant d’ouvrir sa porte vers l’extérieur. L’empiètement ne servait pas à établir le trouble, mais à le nier : l’empiéteur ne saurait se plaindre qu’on l’empêche d’empiéter[23]. L’empiètement est donc opposé comme pur moyen de défense, ce qui invite à relativiser la portée de la décision, qui n’aborde la notion que de manière incidente. Il reste que son application à des immeubles mobiles soulève de sérieuses questions !
[1] « L’ouverture de la remise, par l’extérieur, se fait, sans contestation possible sur le fonds [du voisin], ce qui réalise, avec l’évidence requise en référé, un empiétement ». Malgré le manque de clarté de la formule (« par » l’extérieur), il s’agit bien d’une ouverture « vers » l’extérieur : « cette ouverture des portes vers l’extérieur », « l’ouverture de cette dernière qui se ferait ainsi régulièrement sur le fonds [de l’empiéteur] et non plus sur le fonds [du voisin] », « ouvrir vers l’extérieur les portes […] alors que cette ouverture occasionne un empiètement ».
[2] F. Rouvière. « La méthode casuistique : l’apport des cas critiques pour la construction des catégories juridiques », RRJ : Cahiers de Méthodologie Juridique, 2018, p. 1981-1995 – Y. Thomas, « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », in J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Penser par cas, Éd. EHESS, 2005, p. 45-73.
[3] Cass. 3e civ., 20 mars 2002, n° 00-16.015 : Juris-data n° 2002-013615 (0,5cm) ; D. 2002. 2507, obs. B. Mallet-Bricout ; RTD civ. 2002. 333, obs. T. Revet – Civ. 3e, 26 juin 1979, n° 78-10.567 – Cass. 3e civ., 4 mars 2021, n° 19-17.616 : Juris-data n° 2021-002990, RDI 2021. 350, obs. Bergel.
[4] Cass. 3e civ., 11 février 2015, n°13-26023 : JurisData n° 2015-002232 ; AJDI 2015. 460, obs. N. Le Rudulier ; JCP G 2015. doct. 546. n°4, obs. Périnet-Marquet ; RTDI 2-2015, p. 46, obs. M. Pinchaux.
[5] Cass. 3e civ., 10 novembre 2016, n° 15-19.561 : Juris-data n° 2016-023328.
[6] Cass. 3e civ., 11 février 2015, n° 13-26023, préc.
[7] J.-C. Planque, « Comment sanctionner un empiètement minime », D. 2004, p. 2819 – A. Cayol, obs. ss Cass. 3e civ. 11 février 2015, précité, Dalloz actualité 27 février 2015 – Vocabulaire juridique Cornu, v° « Empiètement » : « ex. construction réalisée sur un fonds en mordant sur la ligne divisoire ».
[8] F. Malbosc-Cantegril, « L’empiètement », Droit et Ville 2015/2, n° 80, p. 179 s., n° 7 (un végétal, un bâtiment […] un mur de séparation […] avancée de toit […] balcon […] une cave ou un garage).
[9] Ibid. : « ouvrage fait en partie seulement sur le terrain d’autrui » – J.-C. Planque, préc. : « sur le terrain d’autrui ».
[10] F. Malbosc-Cantegril, Ibid., n° 11a : « privation totale d’usage et de jouissance pour le propriétaire qui en est victime ».
[11] J.-C. Planque, préc. : « priver le propriétaire du fonds qui la supporte de l’usage d’une partie de ce dernier au profit du constructeur » – F. Malbosc-Cantegril, Ibid. n° 11a : « usurpation de la propriété d’autrui ».
[12] Th. Dantzer, obs. ss Aix, 1-5 ch. A, 7 octobre 2019, n° 17/20852, n° 2018/550 : Juris-data n° 2019-023752, Bulletin d’Aix 2020-1, p. 141 s.. Ce cas semblait viser un empiètement quasi-permanent, car le bateau était stationné dans une remorque.
[13] V. tout de même R. Jambu-Merlin, « Le navire, hybride de meuble et d’immeuble ? », in Études J. Flour, Répertoire Defrénois, 1979, p. 305-318.
[14] Le dégondage suppose un simple soulèvement, lequel n’occasionne aucune détérioration ni descellement.
[15] Cette explication semble nettement préférable à celle reposant sur l’attache à perpétuelle demeure : aucun dispositif de scellement n’est présent, et on ne saurait raisonner par analogie avec les niches pratiquées exprès pour recevoir une statue, car les dimensions des cadres sont standardisées.
[16] Il s’agit bien d’un immeuble par destination (ou du moins soumis à ce régime) s’il est placé au service du fonds, v. C. civ., art. 524.
[17] « Le simple dégondage de ces portes pour les placer sur des gonds existants antérieurs permettrait l’ouverture de cette dernière qui se ferait ainsi régulièrement sur le fonds [de l’empiéteur] », « une solution de bon sens est toute trouvée ».
[18] Pour un exemple antérieur évocateur (démolition pour 0,5 cm), v. Cass. 3e civ., 20 mars 2002, préc.
[19] Cass. 3e civ., 10 novembre 2016, n° 15-25.113, préc.
[20] Cass. 3e civ., 23 juin 2015, n° 14-11.870.
[21] CPC, art. 835.
[22] Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, art. 1268 : « En matière extracontractuelle, indépendamment de la réparation du préjudice éventuellement subi, le juge peut prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir le dommage ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé le demandeur ». J’ignore ce que devient cette proposition. Rien n’indique l’abandon du texte, mais il a été déposé au Sénat il y a plus de trois ans (29 juillet 2020).
[23] « Le trouble manifestement illicite dont se plaignent les [empiéteurs] du fait de la construction d’un auvent régulier […], qui leur interdirait d’ouvrir vers l’extérieur les portes de leur remise, alors que cette ouverture occasionne un empiètement sur le fonds adverse, […] n’est donc pas caractérisé, avec l’évidence requise en référé ».
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