L’ACCEPTATION DE LA CONCURRENCE DÉLOYALE ?
Droit économique / Droit de la concurrence / Concurrence déloyale
Auteur : ORIANE LAGANIER
Étudiante en Master II droit civil et droit international privé à l’Université d’Aix-Marseille
orianelaganier@yahoo.fr
Droit de la concurrence / Concurrence déloyale (non) / Édition de livres / Dénigrement du concurrent (non) / Campagne d’affichage / Reprise d’une citation d’un critique littéraire / Citation incitant à ne plus lire un auteur pour en découvrir un autre / Confusion dans l’esprit du consommateur (non) / Exercice du droit de citation / Volonté de nuire au concurrent (non) / Parasitisme (non) / Liberté d’expression (oui) / Droit privatif sur le nom de l’auteur cité (non).
CA Aix, ch. 3-1, 4 février 2021, n°17/11633, Juris-data n° 2021-017056
Président: P. Calloch
Conseillers: B. Fohlen; MC Berquet
Avocats: Me Martine D., SCP D. M & J assistée de Me Franck B.; Me Pierre-Yves I.,
SELARL LEXAVOUE B. C. I. assisté de Me Christophe B.
Résumé: L’utilisation de critiques littéraires, aux fins de comparer des ouvrages et auteurs édités par une société concurrente, ne peut être reconnue comme un acte de concurrence déloyale dont l’action repose sur l’article 1240 du Code civil. Est alors écarté tout dénigrement dès lors que l’éditeur concurrent n’a fait qu’user de son droit de citation, procédé courant. Il en est de même du parasitisme, l’éditeur concurrencé ne pouvant revendiquer un droit exclusif à l’utilisation du nom de l’auteur publié.
Observations :
- Alors que le principe de libre concurrence est prédominant en matière publicitaire, tous les moyens utilisés pour se constituer une clientèle ne sauraient être admis.1 Telle ne parait pourtant pas être la logique suivie par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence dans cet arrêt du 4 février 2021 qui, habilement, semble outrepasser la limite de la concurrence déloyale.
- Fondée sur l’article 1240 du Code civil, cette dernière est une des limites au principe de libre concurrence et peut être admise toutes les fois qu’une entreprise cherche à profiter de la réputation d’autrui de manière illégitime. Parasitisme, désorganisation, dénigrement ou encore imitation, sont les quatre agissements fautifs constituants cette incorrection. Cependant, seuls le parasitisme et le dénigrement seront mentionnés ci-après et feront l’objet d’une attention particulière, étant l’objet de la présente affaire.
- En l’espèce, la société Acte Sud, éditeur, publiait la série policière à succès Millénium ainsi que plusieurs ouvrages de la renommée Camilla Läckberg. Parallèlement, afin d’assurer la promotion des ouvrages publiés par elle, la société Albin Michel, éditeur concurrent, a fait inscrire sur des affiches publicitaires et sur le bandeau d’une couverture d’un livre, les messages tirés de citations
«Oubliez Millenium, la nouvelle star du polar scandinave se nomme Adler-Olsen », et «Grand rivale de Camilla Läckberg, Viveca Sten a tout pour être la nouvelle reine du polar».
Estimant être victime de dénigrement et de parasitisme, Acte sud assigne Albin Michel devant le tribunal de commerce. Celui-ci retient à l’encontre de la société Albin Michel lesdits actes de concurrence déloyale. Cette dernière interjette appel de la décision faisant valoir, d’une part, que les actes de parasitismes caractérisés par les juges du fond n’étaient pas suffisamment motivés, alors même que l’utilisation d’une référence culturelle pour promouvoir un livre est une pratique courante relevant de la liberté d’expression. Elle relève, d’autre part, que les propos litigieux n’étaient nullement dénigrants, d’autant que la société Acte Sud n’était pas mentionnée dans les messages. Elle invoque également l’irrecevabilité des demandes de la société Acte Sud qui, selon elle, n’avait pas d’intérêt à agir. La société Acte Sud fait valoir, quant à elle, qu’Albin Michel a fait preuve de parasitisme en tentant de profiter de ses efforts et de son succès en matière d’édition et en créant une confusion dans l’esprit des lecteurs, ainsi que de dénigrement en présentant ses ouvrages comme dépassés et de moindre intérêt. La Cour d’appel a donc dû se prononcer sur la possibilité, pour une société d’édition, d’utiliser des critiques littéraires afin de comparer ses ouvrages à d’autres édités par une société concurrente, sans que cela soit considéré comme dénigrant et parasitaire. C’est ainsi qu’elle a infirmé la solution du tribunal de commerce, en commençant par rejeter la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la société Acte Sud, qui ne fait pas débat en l’espèce et n’a pas lieu d’être détaillée. Elle reconnait ensuite que des critiques littéraires peuvent être utilisées pour comparer des ouvrages grâce au droit de citation.
Ainsi le dénigrement ne peut être reconnu par le seul usage de ce droit, procédé courant qui ne peut suffire à dissuader un lecteur d’acheter une des œuvres litigieuses. De surcroit, les juges affirment que l’intention de nuire de l’éditeur l’utilisant ne peut se déduire de la comparaison faite par les critiques entre deux œuvres ou deux auteures rivales. Ils reconnaissent enfin que le parasitisme ou le détournement de clientèle ne peuvent être retenus à l’égard de la société Albin Michel. En effet, une maison d’édition ne pourrait revendiquer un droit exclusif à l’utilisation du nom de l’auteur publié par elle et interdire toute citation. La solution de la Cour d’appel semble claire. Pourtant celle-ci peut être nuancée, voire même discutée. Il convient en effet de revenir sur les deux griefs invoqués par Acte Sud mais rejetés par la Cour d’appel, le dénigrement et le parasitisme. - Quant au dénigrement. Solution étonnante que celle retenue par la Cour d’appel. En effet, pour qu’il y ait dénigrement celle-ci énonce, et confirme ainsi une définition bien établie, qu’une société doit chercher à détourner la clientèle de la société concurrente. En l’espèce, la Cour d’appel admet qu’«il ne peut être contesté que cette injonction adressée à des lecteurs potentiels vise à détourner ceux-ci [les lecteurs] de la lecture d’une série d’œuvres publiées par les éditions Actes Sud ». Pour autant, elle refuse de reconnaitre tout acte de dénigrement. Comment la Cour peut-elle définir le dénigrement, en constater les éléments caractéristiques, mais refuser d’en admettre la notion même ? Les raisons de ce rejet ne semblent pas plus satisfaisantes. En premier lieu, la Cour relève que la phrase litigieuse est tirée d’une citation de magazine qui est une pratique courante en matière publicitaire relevant du droit de citation. Mais en réalité il importe moins d’identifier l’auteur des propos (comme dans les contentieux portant sur les droits d’auteurs), que de constater l’utilisation qu’en fait la société Albin Michel. En effet, jouir de son
droit de citation n’autorise pas l’auteur de la publicité à outre passer les limites de la loyauté commerciale. Ainsi, tant qu’une partie l’utilise aux fins de détourner le lecteur, le dénigrement devrait pourvoir être reconnu. La Cour ajoute que l’intention de nuire de la part d’Albin Michel ne peut se déduire des faits relatés.
Or, cette intention n’est pas fixée en condition de fond pour reconnaitre un acte de concurrence déloyale. Cette motivation ne peut donc justifier le rejet du dénigrement. En second lieu, la Cour d’appel indique que le lecteur est tout à fait capable de comprendre le caractère promotionnel des messages litigieux, et ne peut être dissuadé d’acheter les ouvrages édités par Acte Sud. Elle reconnaissait pourtant, dans ses premières allégations, que ces messages visaient à « détourner ceux-ci ». Le détournement et la dissuasion n’ont-ils pas la même finalité ? La réponse est évidemment positive… Elle ajoute que le message du bandeau publicitaire porte sur la notoriété des auteures comparées et non sur les œuvres proposées. Il est vrai que pour les juges, le dénigrement ne porte pas sur la personne contrairement à la diffamation. Cependant, ils reconnaissaient eux même que les ouvrages en question «sont des œuvres de l’esprit, et donc des créations qui manifestent la personnalité de leur auteur». Autrement dit, le livre est le reflet de son auteur: critiquer un auteur revient à critiquer son œuvre. Le dénigrement peut dès lors être invoqué. Enfin, la liberté d’expression, droit fondamental reconnu par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, est par ailleurs invoquée par la Cour qui insiste sur son utilité au cas d’espèce, le produit visé étant une œuvre de l’esprit. Cependant, et fort heureusement, des limites, quoique limitées et proportionnées au but poursuivi, existent à « l’art publicitaire».
Ainsi la Cour de Cassation rappelle régulièrement que la liberté d’expression ne peut être invoquée pour échapper à toute condamnation de dénigrement qu’en présence d’une information se rapportant à un sujet d’intérêt général. Il est incontestable qu’en l’espèce, le débat n’est nullement d’intérêt général. Ce principe européen n’aurait donc même pas dû être mentionné. Dans une société où cette notion fait débat, son utilisation mérite pourtant la plus grande précaution. - Quant au parasitisme. Nous ne contredirons pas la Cour d’appel sur ce point, «La notoriété d’un auteur ne confère cependant pas à son éditeur un droit exclusif de son nom et ne peut avoir pour conséquence d’interdire toute comparaison entre cet auteur et un autre.»Mais était-ce vraiment ce que contestait Acte Sud ? En effet ce n’est non la citation en elle-même qu’elle revendiquait, mais le fait que par celle-ci Albin Michel cherchait à dévaloriser ses ouvrages. La loi même nous informe que «la publicité comparative ne peut : Tirer indûment profit de la notoriété attachée à une marque de produits ou de services, à un nom commercial, à d’autres signes distinctifs d’un concurrent […]». Or, est mentionnée la publicité comparative au sens général, y compris donc celle issue de critiques littéraires. La jurisprudence reconnait que l’essentiel est, pour toutes publications, de vérifier si la comparaison est ou non parasitaire. Contrairement à ce qu’allègue les juges, en utilisant le nom d’auteures et d’ouvrages dont la notoriété est établie, et en le rapprochant de ses propres ouvrages, Albin Michel a clairement tenté de se placer dans le sillage de l’auteur.
En effet, les œuvres publiées par Albin Michel n’ont pas la notoriété dont bénéficient les ouvrages litigieux. Les comparer à de telles œuvres n’aura donc d’autres effets que d’attirer le lecteur et de leur prêter une réputation qui ne leurs appartiennent pas. De surcroît récemment la jurisprudence a reconnu des actes de parasitisme lorsque deux auteurs sont associés pour assurer la promotion de l’un deux, non encore connu.1 N’est-ce pas clairement le cas en l’espèce ? On comprend donc difficilement comment le parasitisme a pu être écarté et plus largement comment aucun acte de concurrence déloyal n’a pu être reconnu.
Dorénavant, où placer le curseur de la concurrence déloyale ? Certes nous sommes dans le cas restreint de la comparaison par des critiques littéraires, mais l’accepter aujourd’hui ne peut qu’ouvrir la porte à l’accepter dans d’autres situations. Il est par conséquent fort étonnant qu’aucun pourvoi n’ait été formé.
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