L’ABUS DE CONFIANCE PEUT DESORMAIS PORTER SUR UN IMMEUBLE : SOMMES-NOUS FACE A UN REVIREMENT DE FAÇADE ?
Auteur :
JULIE FIGUIÈRE-CROUZET
Doctorante contractuelle en droit pénal et sciences criminelles
Laboratoire de Droit privé et de sciences criminelles (EA4690)
Faculté de droit et de sciences politiques,
Aix-Marseille Université
Abus de confiance / Immeuble / Revirement de jurisprudence / Animus domini / Usage abusif
Président : M. BONNAL
Résumé : Par un arrêt rendu le 13 mars 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en matière d’abus de confiance. Désormais, un immeuble remis à titre précaire rentre dans les prévisions de l’article 314-1 du Code pénal, à condition que l’usage abusif porte atteinte à son utilité de manière irrémédiable et qu’il traduise la volonté manifeste de l’auteur de se comporter, même momentanément, comme un propriétaire.
Note :
1 – En l’espèce, un site d’enfouissement a été mis à la disposition d’une société, laquelle était chargée par une commune de le gérer. Cette dernière en a fait un usage différent de celui convenu en enterrant des déchets autres que ceux pour lesquels le marché avait été conclu. En effet, au mépris des arrêtés préfectoraux d’exploitation et des prévisions du marché public, la société a accueilli sur le site d’une des décharges des déchets privés, par ailleurs facturés aux entreprises qui les apportaient. Dans cette affaire de probité pour le moins tentaculaire, cette forme d’exploitation privative du site d’enfouissement a conduit au renvoi des prévenus devant le tribunal correctionnel des chefs d’abus de confiance et de complicité de ce délit. Après une décision de relaxe en première instance au bénéfice de l’ensemble des prévenus, l’affaire a été portée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Les juges du second degré ont estimé le délit constitué, condamnant comme auteurs de l’abus de confiance l’associé et le dirigeant de la société et, comme complices, le président du conseil général et celui de la communauté d’agglomération. L’arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 30 mars 2022 a alors été frappé d’un pourvoi en cassation. Les prévenus soutenaient l’impossibilité pour les juges du second degré de retenir la qualification d’abus de confiance lorsque le bien objet du détournement est un immeuble. En outre, ils faisaient grief à la cour d’appel d’avoir méconnu le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, et estimaient que ce revirement « in defavorem » ne pouvait trouver à s’appliquer aux faits de l’espèce. Peu réceptive aux moyens soulevés par les prévenus, la Cour de cassation a maintenu la condamnation, opérant dans le même temps un revirement de jurisprudence qui a suscité de nombreuses réactions en doctrine.
2 – Dans son attendu, la Haute juridiction considère en effet que l’exploitation litigieuse a porté atteinte « de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble », qu’est ainsi caractérisé « un usage abusif de l’immeuble qui, traduisant la volonté manifeste des prévenus de se comporter, même momentanément, comme propriétaires », lequel « s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du Code pénal ». Elle ne manque pas d’ajouter que ce revirement « ne méconnaît pas le principe consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme », le principe de non-rétroactivité n’ayant pas vocation à s’appliquer « à une simple interprétation jurisprudentielle à condition qu’elle ne soit pas imprévisible ». Cette décision marque ainsi une rupture avec sa jurisprudence antérieure, selon laquelle l’abus de confiance ne pouvait porter « que sur des fonds, des valeurs, ou un bien quelconque, à l’exclusion d’un immeuble »[1]. En plus d’évoquer cette jurisprudence désormais surannée au sein de sa motivation, la Cour de cassation fait explicitement référence aux controverses doctrinales que celle-ci avait suscitées en son temps et qui justifient aujourd’hui, selon elle, un nouvel examen. Cette précision n’empêche cependant pas de considérer que cet arrêt fasse, lui aussi, l’objet de vifs questionnements. En effet, cette décision attire particulièrement l’attention sur deux aspects. Non seulement l’abus de confiance peut dorénavant – et sous certaines conditions – porter sur un bien immeuble (II.) mais, selon la Cour, cette évolution jurisprudentielle s’applique de façon rétroactive car elle la considère prévisible (I.).
I) Un revirement si prévisible ?
3 – Les ouvrages de vocabulaire juridique ne laissent pas de place au doute. Dans son acception juridique, un bien est « toute chose, caractérisée par sa rareté, dont l’utilité justifie l’appropriation (qu’elle soit corporelle ou incorporelle) »[2]. Quant à l’immeuble, il s’agit très explicitement d’une « catégorie de biens corporels, désignant un fonds de terre et ce qui y est incorporé, ainsi que le bien mobilier qui en permet l’exploitation »[3]. Si, en droit civil, énoncer qu’un immeuble est un bien s’apparente à un truisme, et qu’il s’agit par ailleurs de biens susceptibles d’être remis[4], le droit pénal semble rétif à une telle conception. En effet, l’immeuble n’a pas toujours été un objet intégré dans le champ pénal, la chambre criminelle ayant tendance à le rejeter « en dehors des frontières répressives »[5]. L’interrogation légitime suscitée par cette mise à l’écart n’était certes pas nouvelle. Dès 2002, la question de savoir si l’abus de confiance pouvait porter sur un immeuble avait clairement été posée[6]. En effet, en dépit de la mention de l’adjectif « quelconque » rapporté aux biens dans les textes d’incrimination de certaines appropriations frauduleuses, aucune protection n’était octroyée aux immeubles. Cette position traditionnelle pouvait s’expliquer par le ratio legis de l’incrimination, considérant que les propriétés mobilière et immobilière n’étaient pas exposées aux mêmes dangers[7]. Ce n’est qu’en 2016, et seulement en matière d’escroquerie, que cette catégorie de bien a fini par être considérée comme un bien quelconque, permettant dès lors de réprimer les faits prévus par l’article 313-1 du Code pénal lorsqu’ils portaient sur un immeuble[8].
4 – Or, en matière d’abus de confiance, la liste des biens susceptibles d’en être l’objet s’est considérablement allongée sans jamais pour autant s’intéresser aux immeubles. Sous l’empire de l’ancien article 408 du Code pénal, la liste des objets susceptibles d’être détournés était limitativement énumérée et ne visait que des choses corporelles mobilières[9]. Dans le même esprit, l’article 314-1 du Code pénal ne fait référence qu’à « des fonds, des valeurs ou un bien quelconque ». Le champ de l’incrimination s’est ainsi élargi successivement à un ordinateur et sa connexion internet[10], à un logiciel[11], ou encore au temps de travail[12]. Cet élargissement progressif est d’ailleurs rappelé par la Haute juridiction pour attester de la prévisibilité de sa décision. En effet, selon la Cour, cette décision « ne méconnaît pas le principe consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme », et considère que les prévenus « ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée en interdisant d’étendre le champ d’application de l’article 314-1 du Code pénal au détournement d’un immeuble, la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné ».
5 – L’argument a de quoi séduire. Il est vrai que la jurisprudence n’a pas hésité à accroître la liste des objets pouvant être détournés. Pour autant, ce refus persistant d’y faire figurer les immeubles, refus réitéré sans équivoque dans une décision de 2009[13], pouvait de la même manière laisser penser que ces derniers n’avaient pas vocation à bénéficier de cet élargissement. Les prévenus n’avaient pas manqué d’invoquer cette décision à l’appui de leur pourvoi, mais leur argumentation n’a pas trouvé écho auprès des magistrats de la Cour de cassation. En outre, il semble opportun de rappeler que ce n’est qu’en 2016 qu’une première extension aux immeubles vit le jour en matière d’appropriation frauduleuse, tandis que les faits de l’espèce étaient survenus entre 2007 et 2010. Il semble difficilement concevable que les prévenus aient pu être en mesure de deviner l’état futur de la jurisprudence, même si ceux-ci s’étaient entourés d’avocats parfaitement au fait de la doctrine en la matière[14]. Peu importe pour la Cour qui, plutôt que de réserver les effets de ce revirement pour l’avenir[15], nous offre sa sempiternelle litanie propre aux infractions de droit pénal des affaires : « les demandeurs avaient la possibilité de s’entourer de conseils appropriés et, de surcroît, étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité (…) ».
II) Un revirement si novateur ?
6 – Si la prévisibilité de cette décision n’a rien d’une évidence, la portée de ce qui a été légitimement désigné comme un revirement de jurisprudence questionne elle aussi. Il semblerait en effet que la teneur de cette décision mériterait d’être relativisée eu égard la rigueur des conditions qui l’entourent. A la question que se posait le Professeur Bertrand de Lamy, « L’abus de confiance peut-il porter sur un immeuble ? »[16], si la réponse n’est plus « non », force est de constater que, plus de vingt ans plus tard, elle ne s’apparente qu’à un « oui, mais… ».
7 – En rejetant le pourvoi formé par les prévenus, la Cour de cassation approuve la solution adoptée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 30 mars 2022 et réalise ce faisant un revirement de jurisprudence. A l’appui de sa décision, elle s’appuie sur les travaux parlementaires « ayant conduit à l’adoption du nouveau Code pénal » en vertu desquels « la notion de bien quelconque, participant à la définition de l’objet de la remise, condition préalable à la commission du délit d’abus de confiance, au sens du texte précité, doit s’entendre de tout bien, meuble ou immeuble ». Elle fait également référence à sa jurisprudence antérieure comme ayant « suscité des controverses doctrinales qui justifient un nouvel examen ». Par souci de cohérence, l’on peut déjà se réjouir que les magistrats s’alignent sur la position adoptée en matière d’escroquerie, qui permet une uniformisation de ces infractions contre les biens comportant la notion de « bien quelconque ». Si un immeuble pouvait être un bien quelconque au sens du délit d’escroquerie, ipso facto, il semblait évident qu’il en soit de même pour l’abus de confiance.
8 – Si l’extension de l’incrimination d’abus de confiance aux biens immeubles est désormais admise, il n’en reste pas moins qu’elle est enserrée dans des conditions strictes. Tout usage abusif d’un immeuble ne pourra ainsi revêtir la qualification d’abus de confiance. Dans le cas d’espèce, « l’exploitation à laquelle se sont livrés les prévenus en marge du marché (…) a consisté en une utilisation du site (…) portant ainsi atteinte de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble. Est ainsi caractérisé un usage abusif de l’immeuble qui, traduisant la volonté manifeste des prévenus de se comporter, même momentanément, comme propriétaires, s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du Code pénal ». Seuls les usages abusifs réalisés avec l’animus domini et portant atteinte de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble pourront tomber sous le coup de l’article 314-1 du Code pénal. Il est évident que le fait de subordonner la caractérisation de l’infraction à une « atteinte irrémédiable à l’utilité de l’immeuble » portée par l’auteur réduit inévitablement la portée de la décision à peau de chagrin[17]. Cette restriction traduit vraisemblablement la volonté des juges criminels d’éviter une correctionnalisation du contentieux locatif qui aurait pour effet de faire encourir aux locataires refusant de restituer leur logement en dépit d’un motif d’éviction une peine de 5 ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende[18].
9- Bien que la Cour de cassation considère finalement, après s’y être refusée pendant de longues années, qu’un immeuble puisse être remis et détourné, la singularité des faits de l’espèce laisse également à penser qu’il est peu probable que cette décision s’étende à des contentieux plus communs. En effet, il s’agissait ici d’un terrain d’enfouissement de déchets d’une commune, dont l’exploitation devait respecter la convention de délégation de service public conclue, qui est bien différent d’un appartement, donc éloigné des préoccupations qui s’y rapportent. Il convient toutefois de saluer l’intérêt assumé et porté par la Cour de cassation à l’égard des controverses doctrinales. Reste à savoir si elle en fera de même lorsque de nouveaux faits d’abus de confiance se présenteront à l’avenir…
[1] Cass. crim., 10 octobre 2001, n°00-87.605 : Bull. crim., n°205.
[2] S. Guinchard, T. Debard, Lexique des termes juridiques 2023-2024, Dalloz, coll. Lexiques, 2023, p.129.
[3] Ibid., p.554.
[4] En vertu de l’article 1605 du Code civil, « L’obligation de délivrer les immeubles est remplie de la part du vendeur lorsqu’il a remis les clefs, s’il s’agit d’un bâtiment, ou lorsqu’il a remis les titres de propriétés ».
[5] C. Ambroise-Castérot, « L’immeuble, le mal aimé du droit pénal », RSC, 2010, p.152.
[6] B. de Lamy, « L’abus de confiance peut-il porter sur un immeuble ? », D., 2002, p.1796.
[7] L. de Gentili, « Un revirement jurisprudentiel prévisible : l’application de l’abus de confiance aux immeubles », AJ pénal, 2024, p.212.
[8] Cass. crim., 28 septembre 2016, n°15-84.485 : JurisData n°2016-019608.
[9] L’ancien article 408 concernait « quiconque aura détourné ou dissipé, au préjudice du propriétaire, possesseur ou détenteur, des effets, deniers, marchandises, billets, quittances ou tous autres écrits contenant ou opérant obligation ou décharge, qui ne lui auraient été remis qu’à titre de dépôt ou pour un travail salarié, à la charge de les rendre ou représenter, ou d’en faire usage ou un emploi déterminé ».
[10] Cass. crim., 19 mai 2004 : Bull. crim. 2004, n°126.
[11] CA Rouen, 10 septembre 2009 : JurisData n°2009-015814.
[12] Cass. crim. 19 juin 2013, n°12-83.031.
[13] Cass. crim., 14 janvier 2009, n°08-83.707. La chambre criminelle avait refusé de faire porter l’abus de confiance sur un immeuble, en affirmant que « ne peut être réprimée l’utilisation abusive d’un bien immobilier ou de droits réels portant sur un immeuble ». L’abus de confiance pouvait ainsi porter sur des biens corporels mais non immobiliers.
[14] X. Pin, « Application rétroactive d’un revirement de jurisprudence rétrospectivement (et prétendument) prévisible », RSC, 2024, p.317.
[15] Ibid., p.317.
[16] B. de Lamy, op. cit.
[17] L. Saenko, « Abus de confiance et biens immobiliers : le revirement a-t-il vraiment eu lieu ? », Gaz. Pal., n°17, 21 mai 2024, p.24.
[18] E. Le Moulec, « Revirement de jurisprudence : l’objet de l’abus de confiance s’étend (rétroactivement) aux immeubles », D., 2024, p.812.
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