DÉTERMINATION DE LA RÉSIDENCE HABITUELLE : QUAND LE FAISCEAU D’INDICES EMPÊCHE L’EXHÉRÉDATION
Auteur : Patenema Fidèle SAWADOGO
Doctorant contractuel – chargé de mission d’enseignement
Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles
patenema-fidele.SAWADOGO@univ-amu.fr
Compétence juridictionnelle / Succession / Résidence habituelle / Liens étroits et stables / Fraude à la loi
Président : M. Chauvin
Avocats : SCP L. Poulet-Odent, SCP Marlange et de La Burgade
SCP Bauer-Viola
SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre
Résumé : Par cette décision, la Cour de cassation illustre la méthode du faisceau d’indices permettant de déterminer la résidence habituelle au sens du Règlement « Succession ». Cela lui permet de maintenir en France la résidence d’un défunt qui avait pourtant emménagé au Portugal au moment de son décès.
Observations :
1 – En droit international privé de la famille, le critère de la résidence habituelle est sans doute devenu le critère le plus important (P. McEleavy, « La résidence habituelle, un critère de rattachement en quête de son identité : perspectives de Common Law », Trav. Com. fr. DIP, 2011, vol. 19, n° 2008, p. 127). En dépit de cette importance, le critère ne cesse de susciter des interrogations. Parmi celles-ci figurent en bonne place celles de sa définition et de sa détermination. Qu’est-ce que la résidence habituelle ? Comment la détermine-t-on ? Telles sont les questions qui se trouvent au cœur de l’arrêt de la première chambre civile du 12 juillet 2023.
2 – Un homme décède le 20 novembre 2016 au Portugal. Il laisse pour lui succéder ses deux filles, nées d’une précédente union, et son épouse. Avant son décès, les 21 mai 2014 et 13 janvier 2015, il avait souscrit un contrat d’assurance sur la vie au profit de son épouse et de tiers. Les enfants, considérant que leur père avait sa résidence habituelle en France au jour du décès, assignent, devant les tribunaux français, son épouse en partage de la succession et les autres bénéficiaires du contrat d’assurance sur la vie en intervention forcée. L’épouse soulève l’incompétence des tribunaux français au motif que le de cujus avait sa résidence habituelle au Portugal au moment du décès.
4 – La Cour d’appel d’Aix-en-Provence (CA Aix-en-Provence, 4 nov. 2020, n°19/17141) rejette l’exception d’incompétence en statuant qu’au jour du décès, le défunt n’avait pas établi de manière stable et effective sa résidence habituelle au Portugal. La Cour d’appel relève qu’à compter du diagnostic de son cancer, le de cujus avait liquidé son patrimoine immobilier en France pour en placer le produit dans un contrat d’assurance sur la vie dont ses enfants étaient exclus et effectué ses premiers séjours au Portugal. Pour la Cour d’appel l’objectif poursuivi par ces actes était « de voir appliquer la loi portugaise à la succession ». Le défunt a par ailleurs tout mis en œuvre pour que « ne s’appliquent pas les dispositions de la loi française en matière de réserve héréditaire et de primes manifestement excessives s’agissant des contrats d’assurance-vie ». Estimant que cette motivation ne pouvait justifier de retenir la compétence des juridictions françaises, l’épouse et les tiers bénéficiaires de l’assurance-vie se pourvoient en cassation. Ils font grief à l’arrêt d’avoir caractérisé une fraude à la loi française dans le choix du défunt de changer de résidence habituelle en s’installant au Portugal. Pour eux, le défunt ne se serait pas installé au Portugal « dans le seul but » de soustraire sa succession à la loi française.
5 – La question soumise à la Cour de cassation était la suivante : la présence physique d’une personne sur un territoire quelques mois avant son décès suffit-elle à caractériser sa résidence habituelle sur ce territoire ?
6 – Répondant par la négative, la Cour de cassation rejette le pourvoi et affirme qu’ « après avoir constaté que [le de cujus ] ne s’était installé au Portugal qu’à compter du 28 juin 2016 et qu’étant décédé le 20 novembre 2016, il n’y avait résidé que moins de cinq mois, la cour d’appel a relevé que celui-ci avait entrepris très tardivement d’apprendre le portugais, qu’au moment de son décès, il était toujours inscrit sur les listes électorales françaises et que, s’il était propriétaire avec son épouse d’au moins un bien immobilier au Portugal, où ils étaient officiellement domiciliés, ceux-ci détenaient toujours une maison en France et que l’examen des nombreuses attestations produites révélait que les familles des époux, la plupart de leurs relations amicales, ainsi que les principaux bénéficiaires du contrat d’assurance sur la vie, étaient domiciliés en France ». Ainsi, pour la Haute juridiction, la cour d’appel en a souverainement déduit qu’à la date de son décès, le de cujus avait sa résidence habituelle en France et non au Portugal.
7 – Cet arrêt n’a pas eu le privilège d’une publication au bulletin mais cela n’entache pas la pertinence du problème qu’il résout. Cette décision a, en effet, le mérite d’illustrer les critères pertinents dans la détermination de la résidence habituelle du défunt au moment de son décès (A. DEVERS, « Détermination de la résidence habituelle du défunt au sens du règlement successions », JCP N., n° 41, 13 octobre 2023).
8 – Cette décision permet de relever in limine la place non moins importante acquise par la résidence habituelle en droit international privé européen. Le critère traditionnel était celui du domicile mais il a très tôt montré ses limites. Le domicile se présentait comme une notion à géométrie variable qui se révélait inefficace dans la détermination de la compétence juridictionnelle. On a même pu écrire « quant au domicile, c’est hélas une de ces notions tabou[es] qui a si mauvaise réputation qu’on ose plus l’utiliser sur le plan international. Quand on parle du domicile dans une conférence internationale, immédiatement chacun de préciser que la notion a pour lui une signification particulière » (G.A.L. Droz, « La codification du droit international privé des successions : perspectives nouvelles », Trav. Com. fr. DIP, 1970, vol. 27, n° 1966, p. 327). Le domicile est un rattachement abstrait de l’individu à territoire qui peut être aux antipodes de la réalité. Le caractère de « droit » de cette notion signifie donc que le juge en fait une appréciation in abstracto. En revanche, la résidence habituelle correspond au lieu de rattachement effectif et concret de l’individu. Sa détermination procède donc d’une appréciation in concreto du juge (la CJUE admet cette appréciation concrète qui dissocie la résidence habituelle du domicile dans ces arrêts notamment : CJUE, 25 nov. 2021, IB, aff. C-289/20, point 52), d’où sa préférence en droit international privé aujourd’hui.
9 – Cette précision liminaire étant faite, il y a lieu de s’intéresser aux modalités de détermination de la résidence habituelle. Le moyen préconisé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 16 juill. 2020, Kauno, aff. C-80/19, point 40) et que suit la Cour de cassation est celui du faisceau d’indices sur le fondement des considérants 23 et 24 du Règlement en cause. La méthode du faisceau d’indices doit permettre de caractériser « le lien étroit et stable avec l’État concerné compte tenu des objectifs spécifiques du règlement » (Cass. 1ère civ, 29 mai 2019, n° 18-33.383). Ce cadre de détermination de la résidence habituelle doit se faire sous les auspices d’un principe fondamental : l’unicité de la résidence habituelle. La résidence habituelle du défunt en droit international privé européen ne peut être fixé que dans un seul lieu (V. en ce sens CJUE, 16 juill. 2020, Kauno, aff. C-80/19, point 40 ; CJUE, 25 nov. 2021, IB, aff. C-289/20 ; CJUE 1er août 2022, MPA, aff. C-501/20). C’est donc sous le prisme de ces deux éléments que la Cour de cassation s’est soumise à l’exercice de détermination de la résidence habituelle en l’espèce. Elle devait se fonder sur des éléments factuels avec pour objectif de ne déterminer qu’un seul lieu. Reposant son analyse sur des données quantitatives, la Cour relève que le de cujus ne s’est installé au Portugal que moins de six mois avant son décès. Elle en déduit que ce délai était insuffisant à caractériser la résidence habituelle. D’autant plus qu’au moment de son décès, ce dernier était toujours inscrit sur les listes électorales françaises et qu’il détenait en plus une maison en France. Au-delà des critères quantitatifs, la Cour ne manque pas de souligner des critères qualitatifs. Il s’agit de savoir si le défunt était intégré dans son cadre de vie. À ce titre, la Cour fait appel à l’apprentissage de la langue locale. Elle relève, en effet, que le défunt avait entrepris très tardivement l’apprentissage du portugais. Le second élément qualitatif est celui de l’intégration sociale et familiale. Il ressort pourtant de l’arrêt que même si le défunt possédait une maison au Portugal, la plupart de ses relations amicales, ainsi que les principaux bénéficiaires du contrat d’assurance sur la vie, étaient domiciliés en France. La Cour déduit de ces éléments une insuffisance à caractériser la résidence habituelle. Bien que cette solution semble présenter une clarté apparente, elle n’est pas immunisée contre des critiques.
10 – La limite de cette solution réside dans le fait qu’elle présente une vision réductrice de la résidence habituelle comparativement aux autres branches du droit international privé de la famille. La notion de « résidence habituelle » est caractérisée dans l’interprétation des autres textes européens par deux éléments, à savoir, d’une part, la volonté de l’intéressé de fixer le centre habituel de ses intérêts dans un lieu déterminé et, d’autre part, une présence revêtant un degré suffisant de stabilité sur le territoire de l’État membre concerné (V. CJUE, 25 nov. 2021, IB, aff. C-289/20, point 57. Cette définition a été rappelée dans un arrêt récent notamment CJUE 1er août 2022, MPA, aff. C-501/20, point 44). Ainsi définie, la résidence habituelle perd son caractère exclusivement factuel pour se parer, en sus, d’un caractère intentionnel.
11 – Par ailleurs, l’appréciation concrète de la résidence habituelle a certes le mérite d’aboutir à un résultat conforme à la réalité, mais il a la faiblesse d’être source d’imprévisibilité dans les rapports internationaux. Une telle analyse entraîne, en effet, « l’imprévisibilité, voire de la création de disparité entre des individus dont les situations semblables pourraient être interprétées de manière différente selon la juridiction saisie » (F. CHASSE, « Les aspects civils du changement de résidence habituelle », in Actes pratiques et stratégie patrimoniale, n° 3, juillet 2021, dossier 14) et selon le texte appliqué.
12 – En droit international privé européen, il est souhaitable que les critères de détermination de la notion de résidence habituelle soient harmonisés par la Cour de justice de l’Union afin de garantir une certaine sécurité juridique (F. CHASSE, loc. cit.). D’ailleurs, la prise en compte de l’animo aurait peut-être permis une solution différente puisque le de cujus voulait très clairement fixer sa résidence habituelle au Portugal. En effet, cette intention nous semble manifeste puisque le de cujus avait acquis une maison au Portugal dans le but d’y établir le centre de ses intérêts, bien qu’il ait conservé une maison en France. Aussi, cette intention pourrait se vérifier par le fait que le défunt avait effectué, avec son épouse, plusieurs séjours au Portugal courant 2014 avant de déménager de manière définitive et qu’il avait noué des relations amicales (L. OKOUNDA, « Règlement Succession : nouvelle illustration des critères d’identification de la dernière résidence habituelle du défunt », Lexbase, La lettre juridique, septembre 2023). Mais cette intention a plutôt été interprétée comme caractérisant une fraude.
13 – Par définition, la fraude à la loi est « la manipulation volontaire des conditions d’application de la loi » (G. De LA PRADELLE, « La fraude à la loi », Trav. Com. fr. DIP, 1971-1973-1974, p. 118). La question sous-jacente à cette espèce était de savoir si le changement de résidence était motivé par une éviction de la loi française. Pour les demandeurs au pourvoi, « le changement de résidence s’expliquait par une motivation autre que celle de changer de loi successorale et que la diminution de la part accordée aux héritières réservataires n’était qu’une conséquence de la modification du facteur de rattachement mais que celle-ci n’avait pas été faite dans ce seul but » (Point 7 de l’arrêt). Quant aux juges du fond, la réponse était affirmative. Pour eux, « le défunt avait tout mis en œuvre pour que ne s’appliquent pas les dispositions de la loi française en matière de réserve héréditaire et de primes manifestement excessives s’agissant des contrats d’assurance vie, de sorte que l’objectif poursuivi était de voir appliquer la loi portugaise à sa succession ». Même si la Cour de cassation ne répond pas explicitement à cette question, sa solution semble s’aligner sur celle de la Cour d’appel. Le message subliminal serait donc qu’on ne peut aisément déshériter ses enfants en s’expatriant.
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