QUAND DIRIGEANT RIME AVEC DELINQUANT : QUELQUES OBSERVATIONS SUR LA CARACTERISATION DE L’ELEMENT MORAL DU DELIT DE FRAUDE FISCALE
Auteur : JULIE FIGUIÈRE-CROUZET
Doctorante contractuelle en droit pénal et sciences criminelles
Laboratoire de Droit privé et de sciences criminelles (EA4690)
Faculté de droit et de sciences politiques, Aix-Marseille Université
Fraude fiscale / Droit pénal des affaires / Éléments constitutifs / Élément moral
CA Aix., ch. 5-1, 18 décembre 2023, n° 23/178
Président : A. Vogelweith
Avocats : Me M. Grugnardi
Me C. Fornacciari
Résumé : Le fait pour un gérant de majorer indûment la TVA déductible caractérise l’élément matériel du délit de fraude fiscale au sens de l’article 1741 du Code général des impôts. Quant à l’élément moral, il importe peu que le prévenu ait déclaré ne pas avoir eu l’intention de frauder. En effet, sa volonté de se soustraire à ses obligations fiscales est notamment déduite de ses fonctions de gérant qu’il exerçait depuis plusieurs années.
Observations :
1 – Figure emblématique de l’incrimination de la fraude fiscale, l’article 1741 dans le Code général des impôts depuis le décret du 3 décembre 1965 (Décret n°65-1006 du 26 novembre 1965 relatif à la réglementation des délais de procédure et de la délivrance des actes, Journal Officiel du 2 décembre 1965) réprime des procédés divers et variés. Le texte dispose en effet que se rend coupable de ce délit « quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts visés dans la présente codification, soit qu’elle ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais prescrits, soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt, soit qu’il ait organisé son insolvabilité ou mis obstacle par d’autres manœuvres au recouvrement de l’impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse ». Au titre de l’élément matériel, le contribuable doit s’être soustrait où avoir tenté de se soustraire à l’établissement ou au paiement des impôts visés par ledit Code. Cela peut se traduire par une omission de déclaration (tel est le cas du prévenu qui s’abstient de souscrire ses déclarations, v. Crim., 14 octobre 1991, n° 90-85.507), par le fait pour le contribuable d’organiser son insolvabilité (Crim., 5 juin 2002, n° 00-87.901), ou encore par la dissimulation de sommes sujettes à l’impôt (ainsi, le fait pour un marchand de biens de ne pas mentionner la vente de plusieurs biens immobiliers dans sa déclaration de TVA est constitutif du délit de fraude fiscale, v. Crim., 7 mars 1996, n° 95-82.309). Du fait de l’étendue de son champ d’application, il apparaît que l’élément matériel du délit de fraude fiscale ne soulève que rarement des difficultés quant à sa caractérisation. Tel n’est toutefois pas le cas de son élément moral, dont l’appréciation par les magistrats semble connaître le même dévoiement que pour nombre d’infractions de nature économique. La cour d’appel d’Aix-en-Provence n’échappe pas à cette tendance, offrant une décision assez classique en la matière mais qui n’en reste pas moins intéressante.
2 – Son arrêt rendu le 18 décembre 2023 concernait le dirigeant de droit d’une société par actions simplifiée, qui a fait l’objet d’une vérification de comptabilité par l’administration fiscale. Cette dernière a révélé que le dirigeant avait souscrit des déclarations de taxes sur le chiffre d’affaires fortement minorées en omettant de déclarer une partie substantielle du chiffre d’affaires imposable et de la TVA, pour un montant de 141 149 euros. Il a également été constaté que le prévenu avait majoré de façon injustifiée la TVA déductible durant plusieurs années.
3 – Le délit de fraude fiscale est, en tout état de cause, une infraction intentionnelle (Crim., 8 juin 1996, n° 66-90.067, Bull. crim., n° 167). L’article 1741 du Code général des impôts, en son premier alinéa, requiert dans ce sens que le contribuable se soit « frauduleusement » soustrait à l’impôt, qu’il s’agisse d’une omission ou de l’accomplissement volontaire des manœuvres constitutives du délit. En l’espèce, le prévenu dénie toute intention frauduleuse, et articule sa défense autour de deux éléments. D’une part, il indique n’avoir pu remplacer sa comptable malade, faute de moyens. D’autre part, il affirme ne pas savoir qu’il ne pouvait déduire la TVA des assurances. En outre, il précise avoir fait confiance au commissaire aux comptes et à l’expert-comptable « dans une période très compliquée où les clients résiliaient leurs contrats et où il devait parer au plus pressé ». Ces arguments n’ont pourtant pas emporté la conviction de la cour d’appel, bien qu’en matière de fraude fiscale, les magistrats se soient déjà montrés sensibles à la bonne foi (Crim., 12 septembre 2018, n° 17-82.386.). En effet, les juges du fond ont considéré que l’arrêt maladie de sa comptable ne revêtait pas les circonstances de la force majeure. Ainsi, rien ne permettait de justifier que le gérant ne se soit pas conformé aux obligations fiscales incombant à la société qu’il dirige. Par ailleurs, l’arrêt précise que ce dernier « ne saurait se décharger de sa responsabilité en tant que gérant de la société sur l’expert-comptable ou le commissaire aux comptes, d’autant qu’il est établi que ce dernier n’a pu exercer sa mission correctement » car le prévenu « ne lui a pas transmis les documents qu’il réclamait et a omis de la convoquer à l’assemblée générale de la société ». C’est ainsi qu’il fut condamné le 18 décembre 2023 à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis, et à une interdiction de gérer (C. pén., art. 131-27 al. 2) pour une durée de dix ans à titre de peine complémentaire.
4 – La cour d’appel s’aligne ici méticuleusement sur la jurisprudence de la chambre criminelle, en présumant dès le début de sa motivation l’existence de l’élément moral. A l’instar d’un arrêt rendu le 5 janvier 2017 (Crim., 5 janvier 2017, n° 15-82.435), elle précise qu’en l’absence de toute délégation de pouvoirs, « le gérant est personnellement tenu de se conformer aux obligations fiscales incombant à la société qu’il dirige ». L’intention paraît déduite des seuls éléments matériels, sans rechercher la volonté de contourner la loi fiscale, comme semble pourtant l’exiger l’article 1741 du Code général des impôts par l’emploi de l’adverbe « frauduleusement ». En matière de fraude fiscale, la preuve de l’intention frauduleuse ressort pourtant bien souvent « de la caractérisation des faits matériels et de leurs circonstances » (S. Detraz, « Les infractions de fraude fiscale communes à tous les impôts », in Le Lamy Droit pénal des affaires, Wolters Kluwer, 2022, p. 1446, n° 3491) . A cet égard, la cour d’appel ne manque pas de relever que le prévenu avait admis que son but était de faire « rentrer de l’argent » dans une période difficile pour sa société.
5 – A l’appui de leur démonstration, les magistrats insistent sur la qualité de gérant du prévenu, et de son expérience de cette fonction, qu’il exerçait dans cette société et dans d’autres depuis plusieurs années. Là encore, dans le sillon de la jurisprudence antérieure, la qualité du prévenu est rappelée à des fins de démonstration de l’existence de l’élément moral (V. en ce sens Crim., 25 mai 2022, n° 20-86.306). A l’image d’autres infractions propres au droit pénal des affaires, la faute devient presque matérielle, la seule qualité de professionnel impliquant l’intention de son auteur (X. Pin, « La nature de la faute en droit pénal économique », in Le droit pénal économique. Un droit pénal très spécial, dir. V. Valette-Ercole, coll. Actes et Études, Cujas, 2018, p. 132). Bien qu’attentatoire au principe de légalité criminelle, cette homogénéité prétorienne quant à la caractérisation de l’élément moral est au moins salvatrice de l’égalité entre les justiciables.
6 – En dépit de l’intérêt prépondérant accordé à la fonction de gérant du prévenu, les magistrats s’efforcent d’évoquer le caractère frauduleux des agissements de celui-ci. Ce faisant, ils s’assurent du respect lettre de l’article L. 227 du Livre des procédures fiscales, qui prévoit qu’au cas de poursuites pénales « tendant à l’application des articles 1741 et 1743 du code général des impôts, le ministère public et l’administration doivent apporter la preuve du caractère intentionnel soit de la soustraction, soit de la tentative de se soustraire à l’établissement et au paiement des impôts mentionnés par ces articles ». En effet, l’arrêt mentionne que le prévenu avait conscience de commettre une fraude fiscale puisque « les chiffres indiqués ne correspondaient pas aux rentrées d’argent sur les comptes bancaires de la société » et qu’il « mentionnait des chiffres de TVA déductible sans rapport avec des factures ou sur la base de factures qui ne mentionnaient aucune TVA déductible ». Ces éléments suffisaient probablement à établir l’existence de l’élément intentionnel du délit, et pouvaient permettre de s’écarter de cette lourde présomption de faute qui pèse généralement sur les dirigeants en matière d’infractions économiques. Néanmoins, la qualité du prévenu demeure – et demeurera probablement – un élément sur lequel les magistrats s’épanchent pour attester de l’existence de l’élément moral.
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