Tentative de distinction malheureuse de la différence de nature entre prescription extinctive et forclusion à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence
Procédure civile / Délais
Auteur : EMMANUEL SEBASTIANI
Doctorant contractuel à Aix-Marseille Université, Faculté de droit et science politique,
Laboratoire de Théorie du Droit, LTD UR 892
emmanuel.sebastiani@univ-amu.fr
Contrats spéciaux / Vente / Nature des délais / Critère de distinction / Prescription (oui) / Forclusion (non) / Distinction / Délai / Action en garantie des vices cachés
CA Aix, chambre 1-1, 2 mai 2023, n° 22/10044 : Juris-data n° 007292
Président : O. Brue
Avocats : Me P. Monnet, Me J. Michel
Résumé : Par cet arrêt audacieux du 2 mai 2023, la cour d’appel d’Aix-en-Provence précise que le délai de l’action en garantie des vices cachés mentionné au premier alinéa de l’article 1648 du Code civil est un délai de prescription. Ce faisant elle propose une méthode de distinction entre prescription et forclusion.
Observation : 1- Cet arrêt précise la nature du délai de l’action en garantie des vices cachés mentionnée au premier alinéa de l’article 1648 du Code civil. En effet, si le deuxième alinéa de cet article précise expressément que l’action doit être introduite « à peine de forclusion », le législateur est resté silencieux en ce qui concerne le premier alinéa : « L’action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l’acquéreur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice ». Dans cet arrêt, les juges aixois proposent une justification différente, mais probablement plus convaincante, à une récente solution de la Cour de cassation[1] qui a suscité l’intérêt de la doctrine.
2- Dans l’affaire soumise aux magistrats aixois, une propriété comprenant villa et piscine avait été vendue en 2014. L’acquéreur, constatant plusieurs infiltrations a assigné le vendeur afin que soit ordonnée une expertise in futurum. Pensant que l’expertise avait suspendu le délai de prescription de l’article 1648, le propriétaire a assigné le vendeur en 2020. Le juge de la mise en état du tribunal a déclaré l’action irrecevable au motif que le délai biennal de l’action en garantie des vices cachés était écoulé. Le délai du premier alinéa de l’article 1648 doit être, selon les juges dracénois, qualifié de forclusion. Le législateur ayant été silencieux il revenait aux juges d’en déterminer la nature.
3- Pour répondre à cette question, la cour d’appel d’Aix-en-Provence interprète le silence de l’alinéa 1 en comparaison à la qualification explicite de forclusion issue de l’alinéa 2. Elle adopte alors un raisonnement a contrario[2] bien particulier en qualifiant de prescription le délai issu de l’alinéa 1 et choisi l’option la plus douce dans le silence du texte. Elle affirme que la forclusion doit être écartée en raison de la « sévérité de son régime ». Ce raisonnement surprenant révèle que la cour aixoise isolant le premier alinéa du second, les autonomise l’un de l’autre et distingue la nature de l’un en comparaison à l’autre. Considérés comme autonomes l’un de l’autre elle choisit de combler le silence du texte par le concept ayant le régime le plus doux. De cette manière elle conceptualise la forclusion comme une exception à la prescription en raison de sa sévérité. Lui ayant donné le statut d’exception elle réserve à la forclusion une interprétation stricte en raison de son caractère dérogatoire. Ce raisonnement ne relève pas alors de l’état du droit tel que l’a agencé le législateur mais d’une administration du droit par le juge : d’un choix de politique juridique[3].
4- Cette décision aixoise peut être comparée à l’arrêt de la Cour de cassation du 21 juillet 2023[4], qui retient la même conclusion mais la justifie plutôt par la volonté du législateur et va aboutir au même constat : le délai d’action en garantie des vices cachés inscrit au premier alinéa de l’article 1648 est un délai de prescription. La différence entre ces justifications qui pourtant aboutissent au même résultat nous renseigne utilement sur la différence de nature entre prescription et forclusion. Cette distinction semble en définitive reposer bel et bien sur la sévérité de la forclusion et donne des éléments de réflexion sur l’office du juge davantage justificatif qu’interprétatif.
5- Rappelons avant toute chose que l’enjeu de la détermination de la nature du délai de l’article 1648 alinéa 1 est d’en fixer le régime[5]. En effet l’article 2220 du Code civil énonce que la forclusion n’est pas, sauf dispositions contraires, régie par le titre XX relatif à la prescription, dont fait partie l’article 2239 du Code civil prévoyant que la prescription est suspendue lorsque le juge ordonne une demande d’instruction. Ainsi, ce type de suspension ne s’applique pas à la forclusion puisqu’aucune dérogation n’est faite dans cet article à son profit. La doctrine a pu s’interroger quant à savoir si cette absence de suspension, particulièrement stricte à l’égard de celui qui la réclame n’était pas un oubli du législateur lors de la réforme de 2008. Le professeur Malinvaud allait même jusqu’à postuler qu’il s’agissait d’une erreur matérielle du législateur qui serait palliée par le juge, ce dernier devant « [faire] le nécessaire pour réparer cette omission » [6]. Cette prémonition s’est avérée erronée puisque c’est la solution inverse qui semble avoir été retenue par la Cour de cassation qui, depuis 2015[7], juge que la suspension prévue par l’article 2239 du Code civil ne s’applique pas aux délais de forclusion. Le juge a donc suivi strictement la règle posée par l’article 2220 du Code civil, renforçant la sévérité du régime de la forclusion.
6- Au-delà de la question de la nature du délai énoncé à l’article 1648 alinéa 1 du Code civil, c’est celle de la distinction générale entre délai de prescription extinctive et délai de forclusion que les juges et la doctrine éprouvent la plus grande difficulté à trancher, et à laquelle le législateur n’a, depuis la réforme du 17 juin 2008[8] apporté aucune solution.
Nous ne nous attarderons pas sur les diverses théories qui ont pu être échafaudées pour justifier d’une différence de nature entre ces deux notions. Nous nous contenterons de rappeler qu’il avait été envisagé de distinguer les deux notions sur le fondement d’une différence de durée[9] ; de terminologie[10] ; de fonction[11] ou d’objet[12]. Ces distinctions ont toutes étés jugées dans les travaux préparatoires de l’arrêt du 21 juillet 2023[13] comme « ne permettant pas, dans le silence de la loi, de qualifier un délai »[14]. À l’image de la doctrine, la jurisprudence de la Cour de cassation est éparpillée sur le sujet. Dans un arrêt de 2021 la première chambre civile a affirmé que « le délai de deux ans prévu par l’article 1648 du code civil constituait un délai de prescription »[15] et quelques mois plus tard la troisième chambre optait pour la solution inverse : « le délai de deux ans (…) prévu par l’article 1648 du code civil, est un délai de forclusion »[16]. Le brouillard était alors d’autant plus dense que les magistrats se sont passés, dans ces deux arrêts, de préciser la raison de leur divergence[17]. Dans l’arrêt comparé[18] à celui de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, les magistrats ont opté pour plus de pédagogie, après avoir rappelé la divergence de position entre la première et la troisième chambre civile, elle affirme que « les exigences de la sécurité juridique imposent de retenir une solution unique »[19].
7- Face à la confusion régnant en doctrine et en jurisprudence, et en l’absence de volonté politique de faire cesser ce trouble il appartenait au juge d’utiliser son pouvoir créateur[20] praeter legem en venant combler la lacune résultant du silence de l’alinéa 1er de l’article 1648 du Code civil.
Pour ce faire la cour d’appel d’Aix-en-Provence a rejoint une analyse du Professeur Nicolas Balat qui, pour arriver à cette solution unique, propose de changer de paradigme et de ne pas considérer qu’il s’agit d’une différence de nature mais d’une différence de degré, la forclusion étant « plus sévère » que la prescription[21]. Il tire de cette affirmation un adage créé pour l’occasion « pas de forclusion sans texte »[22] et ainsi traite la forclusion comme un délai d’exception dont l’application ne se justifierait que si le législateur l’a expressément inscrite dans l’article appliqué. Donc, il convenait de qualifier de prescription le délai inscrit au premier alinéa de l’article 1648. Ce principe était resté au rang de proposition doctrinale de lege ferenda[23], mais la cour d’appel d’Aix a audacieusement tenté de l’intégrer à sa jurisprudence en affirmant dans l’arrêt commenté que : « compte tenu des enjeux attachés à cette qualification, la forclusion doit être qualifiée explicitement, étant relevée la sévérité de son régime (…) Il doit être jugé que le délai prévu aux dispositions de l’article 1648 du code civil alinéa 1er est un délai de prescription »[24]. C’est donc la sévérité du régime de la forclusion qui justifiait la faveur accordée à la prescription dans le silence du texte. Cet arrêt pouvait alors s’analyser comme une tentative de systématisation des délais de prescription et de forclusion qui pouvait s’étendre au Code civil dans son entièreté.
8- Bien que la Cour de cassation réunie en chambre mixte[25] ait abouti – dans l’affaire comparée – au même résultat, la justification adoptée en raison de sa différence a tué dans l’œuf toute vocation de généralisation de ce principe. Elle affirme : « Dans le silence du texte, il convient de rechercher la volonté du législateur »[26] . La Cour de cassation, contrairement à la cour d’appel d’Aix a refusé l’obstacle et invoqué la volonté du législateur pour donner une solution purement circonstanciée au premier alinéa de l’article 1648 du Code civil. Elle ne propose donc aucun élément de distinction entre la prescription et la forclusion mais affirme que pour cette disposition le législateur a entendu soumettre le délai biennal au régime de la prescription.
Elle note que le rapport au président de la République, le rapport de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale ainsi que le rapport fait au nom de la commission des lois du Sénat mentionnent un délai de prescription pour l’action en garantie des vices cachés du Code civil[27] et non un délai de forclusion.
9- Quoi que l’on pense du recours à la volonté du législateur pour compléter les textes[28], la Cour restreint ici largement son office en ne fournissant qu’une solution circonscrite au premier alinéa. Contrairement à la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui dégageait un véritable principe d’interprétation des silences quant à la nature des délais, la Cour de cassation fonde son raisonnement sur des documents parlementaires n’ayant pas de valeur normative et y assigne un objectif, si ce n’est reconstruit, assez abstrait : « l’objectif poursuivi par le législateur étant de permettre à tout acheteur, consommateur ou non, de bénéficier d’une réparation en nature, d’une diminution du prix ou de sa restitution lorsque la chose est affectée d’un vice caché »[29] et en tire les conséquences « l’acheteur doit être en mesure d’agir contre le vendeur dans un délai susceptible d’interruption et de suspension »[30] .
Elle n’en dégage alors qu’une solution à la portée restreinte, circonstanciée à l’alinéa 1, et renonce à utiliser son pouvoir de politique juridique et ainsi d’œuvrer pour la systématisation de ces notions : au contraire elle choisit le statu quo dans le chaos conceptuel relatif à la distinction entre délai de prescription et délai de forclusion.
[1] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, no 21-15.809.
[2] Notons ici que la qualification « a contrario » est sans doute galvaudée quant à la nature du raisonnement des magistrats d’Aix mais elle nous semble la plus à même de représenter l’opposition qu’elle fait entre le premier et le second alinéa.
[3] Nous choisissons de définir la notion de politique juridique en reprenant les mots de Frédéric Rouvière : « La politique juridique est une façon de gouverner le droit de l’intérieur en aménageant un équilibre entre les arguments respectant la supériorité de la lettre sur l’esprit et les arguments laissant une place à l’esprit » in Argumentation juridique, 2023, Paris, PUF, p. 288, n° 291.
[4] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, préc.
[5] J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 258.
[6] P. Malinvaud, « Les difficultés d’application des règles nouvelles relatives à la suspension et à l’interruption des délais », RD imm., 2010, p. 105.
[7] Cass. 3e civ., 3 juin 2015, n° 14-15.796.
[8] Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.
[9] Le délai de prescription serait alors plus long que celui de forclusion. La conseillère Mme Fontaine mentionne plusieurs exemples de prescriptions courtes et de forclusions longues pour justifier de l’exclusion du critère de la durée pour discriminer entre les deux types de délais, v. rapport de la conseillère sur le pourvoi de l’arrêt de chambre mixte du 21 juillet 2023 (21.15-809), pp. 15-17.
[10] C. Brenner, « Définitions, notions voisines et principes de la réforme du 17 juin 2008 », Droit et procédures – EJT, 2012, p. 61 : « Il n’est pratiquement aucun signe objectif qui permette de classer [le délai non qualifié par le législateur] à coup sûr dans la catégorie des délais de prescription ou bien de forclusion ».
[11] La prescription aurait une fonction probatoire tandis que « le délai de forclusion est animé par l’idée de sanctionner un comportement peu diligent » selon le Professeur Frédéric Rouvière, « La distinction des délais de prescription, butoir et de forclusion », LPA n° 152, n° 7, p. 7 et s.
[12] Le délai de prescription concernerait le droit en son entier (thèse substantialiste) alors que la forclusion seulement l’action en justice (thèse processualiste). En ce sens : M. Vasseur, « Délais préfix, délais de prescription, délai de procédure », RTD civ., 1950, p. 439. Contra : X. Lagarde, « La distinction entre prescription et forclusion à l’épreuve de la réforme du 17 juin 2008 », RD, 2018, p. 469.
[13] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, préc.
[14] Rapport de la conseillère Fontaine op. cit., p. 14.
[15] Cass. 1ère civ., 20 octobre 2021, n° 20.15-070.
[16] Cass. 3e civ., 5 janvier 2022, n° 20.22-670.
[17] En ce sens : G. Leroy, « Divergence de jurisprudence relative à la nature du délai de l’action en garantie des vices cachés : forclusion ou prescription ? », Gaz. Pal., 1er mars 2022, spec. n° 3, p. 24.
[18] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, préc.
[19] Ibid., n° 14.
[20] En ce sens P. Malaurie, « La jurisprudence combattue par la loi » in Mélanges offert à René Savatier, Paris, Dalloz, 1965, p. 604.
[21] N. Balat, « Forclusion et prescription », RTD civ., 2016, p. 751 et s, spéc. n° 17 et 18, Contra : F. Rouvière, « Prescription et forclusion : différence de nature ou de degré », RTD civ., 2017, p. 529.
[22] N. Balat, « Forclusion et prescription », op. cit., n° 19.
[23] On distingue ici nettement le rôle qui revient à la doctrine qui doit systématiser le droit de lege lata de celui du juge, parfois créateur v. en ce sens la critique de F. Rouvière qui affirme « avant de réformer, il faut d’abord interpréter les textes de la façon la plus charitable possible, c’est-à-dire avec un maximum de rationalité (…) L’œuvre technique de la doctrine consiste justement à venir compléter l’édifice par une interprétation patiente des arrêts et une fréquentation assidue des concepts. Nous sommes de ceux qui pensons qu’il est plus pertinent de changer notre façon de regarder le droit positif que de réécrire les textes qui lui servent d’appui » in « Prescription et forclusion : différence de nature ou de degré », op. cit.
[24] CA Aix, ch. 1-1, 2 mai 2023, n° 22/10044, Juris-data n° 2023-007292.
[25] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, préc.
[26] Ibid., §15.
[27] Cass. ch. mixte, 21 juillet 2023, préc., §13.
[28] Pour critiquer la reconstruction de la volonté d’une législateur fictif Guillaume Leroy affirme que « le moins que l’on puisse dire est que l’intention du législateur est reconstruite artificiellement et maladroitement. » in « Dénouement sur la nature du délai de l’action en garantie des vices cachés », Gazette du palais, octobre 2023, p. 19.
[29] Ibid. §14.
[30] Ibid.
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