L’INSECURISANTE FILIATION D’UN ENFANT NÉ D’UNE AMP AVEC TIERS DONNEUR
Auteur :
Lisa BARISON
Etudiante en Master 2 Droit civil et Droit international privé à Aix-Marseille Université, Laboratoire de droit privé et sciences criminelles
Droit de la filiation / AMP avec tiers donneur / Lien identitaire et familial / Vérité biologique/ Contrôle de proportionnalité in concreto / Intérêt supérieur de l’enfant / Vie privée et familiale
Président : G. Ravarini
Avocat : Me Nouzha
Agent du Gouvernement : D. Colas.
L’ingérence dans la vie privée et familiale d’un enfant né d’une assistance médicale à la procréation (AMP) avec tiers donneur est rendue nécessaire par la protection des droits du père d’intention et confère à l’Etat une marge d’interprétation élargie. La Cour européenne des droits de l’homme juge qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant de maintenir sa filiation paternelle dès lors qu’elle n’était ni voulue, ni suffisamment vécue, ni le résultat de la réalité biologique.
Observations :
1 – Il résulte de l’article 342-13 du Code civil qu’en consentant à une AMP avec tiers donneur, le parent d’intention a l’obligation d’établir sa filiation avec l’enfant. Hors contentieux, elle s’établit conformément aux règles du droit commun[1], ayant pour postulat la réalité biologique, ce que certains auteurs qualifient de « mythe de l’engendrement »[2]. Ce dernier cesse quand survient un contentieux qui rend à la volonté son rôle de fondement de la filiation. Dans ce cas, le deuxième alinéa de l’article 311-20, devenu 342-10 du Code civil, admet l’action en contestation de la filiation, si le consentement à l’AMP avec tiers donneur est devenu caduc, dans les cas prévus par le texte[3]. Ce retour en force de la volonté agit sur la stabilité de la filiation de l’enfant, ce dont témoigne l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le 8 juin 2023[4].
2 – En l’espèce, des époux bénéficièrent en Espagne d’une AMP avec tiers donneur mais déposèrent une requête en divorce le 3 mai 2013, soit huit jours avant la réalisation de l’implantation de l’embryon. Le divorce fut prononcé le 11 juin. L’enfant est né en France le 10 novembre 2013 et fut reconnu par l’ex-époux deux jours plus tard. Cependant, ce dernier a saisi le Tribunal judiciaire de Nice, le 20 janvier 2015 aux fins d’obtenir l’annulation de sa reconnaissance de paternité, au motif que l’enfant avait été conçu postérieurement à la séparation du couple par le biais d’une AMP, à laquelle il n’aurait pas consentie. Le tribunal le débouta de son action mais la Cour d’appel d’Aix-en-Provence infirma le jugement, au visa de l’alinéa 2 de l’ancien article 311-20 du Code civil. Elle jugea qu’il relève de l’intérêt supérieur de l’enfant d’avoir accès à ses origines et de bénéficier d’une filiation conforme à la vérité biologique. Le requérant ayant prouvé son absence de paternité par l’expertise génétique, sa reconnaissance de paternité devait être annulée, sans que cela n’empêcha l’enfant d’établir une nouvelle filiation à l’avenir[5]. Le pourvoi de la mère et l’enfant fut rejeté par la Cour de cassation qui contrôla la proportionnalité de l’ingérence résultant de cette annulation, dans le respect du droit à la vie privée et familiale de l’enfant. Elle rappela que l’action est prévue par la loi et poursuit un but légitime en permettant à l’enfant d’accéder à ses origines. De ce fait, la Cour d’appel pouvait retenir que l’intérêt supérieur de l’enfant résidait en l’espèce dans l’accès à ses origines. De plus, la Cour de cassation jugea l’ingérence proportionnée, en ce que cette annulation n’empêchait pas l’enfant d’établir une nouvelle filiation à l’avenir[6].
3 – Les requérantes saisirent finalement la CEDH qui déclara la requête recevable mais seulement en ce qu’elle fut présentée par la fille. Celle-ci soutenait que la décision portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée et familiale et méconnaissait son intérêt supérieur, en ce que l’annulation de sa filiation ne lui permettait pas d’accéder à ses origines ni d’y substituer une filiation avec son géniteur. Elle considérait également que son père avait manifesté sa volonté d’établir la filiation en restant aux côtés de sa mère jusqu’à l’accouchement, en la reconnaissant, en lui donnant son nom et en saisissant le juge aux affaires familiales pour faire respecter son exercice de l’autorité parentale. Cependant, le Gouvernement fit valoir le respect du contrôle de proportionnalité par les juridictions françaises. L’ingérence était prévue par les articles 311-20 et 332 du Code civil et était légitime, en protégeant les droits du père et l’intérêt de l’enfant qui commandait l’établissement d’une filiation conforme à la réalité biologique. Enfin elle était nécessaire et proportionnée en ne l’empêchant pas d’établir une filiation, certes non biologique mais « voulue et vécue »[7].
4 – Ainsi la CEDH devait apprécier si la caducité du consentement du père l’AMP et l’ouverture corrélative de la contestation du lien de filiation justifiaient une ingérence dans la vie privée de l’enfant, caractérisée par l’anéantissement de sa filiation paternelle. Elle retint l’absence de violation de l’article 8 de la convention au motif que l’ingérence était proportionnée et qu’elle respectait son intérêt supérieur. Elle estima en effet que les juridictions françaises avaient suffisamment mis en balance les intérêts du père et de l’enfant et que ceux-ci se rencontraient, puisqu’il n’était pas dans l’intérêt de l’enfant de maintenir une filiation avec celui n’ayant pas eu l’intention d’être père et n’ayant pas noué avec de liens identitaires ou familiaux forts.
5 – En premier lieu, si la Cour « ne voit pas de raison sérieuse de se départir de l’appréciation par les juridictions internes des intérêts en jeu (…) », elle souligne dans le même temps « le caractère elliptique de certains éléments de leur raisonnement »[8]. Son approbation se limite ainsi à l’analyse de « la dimension identitaire de la question de la filiation » menée par les juges [9], puisqu’elle remarque leur absence de prise en compte de la contribution à l’entretien et l’éducation de l’enfant. La doctrine a d’ailleurs regretté son absence de critique face à cette « interprétation partielle », pour reprendre les mots de M. Saulier[10], des effets attachés à une filiation. La CEDH aurait pourtant pu se saisir du silence des juges pour procéder à sa propre analyse des effets patrimoniaux liés à l’annulation de la filiation. Il s’agirait alors d’inciter les juges à tenir compte de ces conséquences dont le caractère significatif pour l’enfant et la détermination de son intérêt supérieur, est régulièrement rappelé par la doctrine. Il suffit de songer aux exemples donnés par Messieurs Boisson et Gouëzel : qu’il s’agisse notamment de l’obligation de pourvoir à son entretien ou encore de ses droits successoraux[11].
6 – Bien que limitée à sa dimension extrapatrimoniale, l’analyse que fait la CEDH de l’intérêt supérieur de l’enfant est-elle satisfaisante ? Apprécié in abstracto, l’intérêt de l’enfant ne permet pas d’affirmer aussi fermement que la Cour que les intérêts du père et de la fille se rencontraient. Comme l’avait déjà relevé Madame Siffrein-Blanc « il est difficile d’adhérer à l’argument selon lequel la destruction d’un lien de filiation sans substitution ne serait pas contraire à l’intérêt de l’enfant. »[12]. Certes, la CEDH n’a pas vocation à définir abstraitement l’intérêt supérieur de l’enfant et elle ne se prononce que dans les limites de l’objet du litige[13]. Néanmoins, son contrôle in concreto du respect par l’Etat de la primauté de l’intérêt de l’enfant est aussi critiquable puisque in fine, la Cour considère que l’appréciation par les juges français de l’intérêt de l’enfant « n’apparaît ni arbitraire, ni manifestement déraisonnable » en l’espèce[14]. Certes, la doctrine souligne que son raisonnement diffère de celui des juges français puisque la CEDH se fonde davantage sur l’absence de véracité biologique de la filiation et « l’absence de lien identitaire ou familial fort » entre l’enfant et son parent[15]. Elle définit ainsi les critères de la conventionnalité de l’action en annulation de la filiation[16], mais cela suggère deux remarques. En premier lieu, pour apprécier in concreto l’intérêt de l’enfant, il aurait été opportun de faire application de la suggestion de la juge Nussberger lors de l’arrêt Mandet c. France de 2016, c’est-à-dire, exiger des juges nationaux qu’ils retiennent en priorité la solution la plus « avantageuse » pour cet enfant entre maintenir sa filiation et l’annuler. Quand bien même cela ne reflèterait pas la vérité biologique[17]. Or, la Cour approuve une décision désavantageuse en s’appuyant, notamment, sur la faible durée de la relation père-fille. Celle-ci supporte ainsi les conséquences en Droit d’une courte relation conjugale sans pouvoir, ni exprimer son besoin et son souhait de conserver cette filiation, ni développer une relation plus durable.
7 – En second lieu, certains auteurs se sont demandé si la décision de la Cour aurait été différente en présence de liens identitaires et familiaux plus forts et plus longs[18]. La CEDH devra préciser affiner ce critère mais en l’espèce il a permis de déchoir le requérant de sa qualité légale de « père». En cela, l’arrêt pourrait motiver des recours en condamnation d’un Etat qui, cette fois, refuserait l’annulation de la filiation. Sur le fondement de la caducité du consentement à l’AMP, les requérants pourront faire valoir leur absence d’intention d’être parent ou de liens forts et durables avec l’enfant[19]. Or, en l’absence d’un tiers prêt à endosser immédiatement ce rôle, a fortiori en présence d’une AMP avec tiers donneur où la filiation à l’égard de celui-ci est impossible, l’enfant sera privé de sa filiation du jour au lendemain ou menacé de la perdre. Cette perspective donne à la question de Madame Fautré-Robin une résonance particulière : « Pourra-t-on dans quelques années, non plus seulement exprimer un choix initial de paternité, mais changer d’avis et réécrire les filiations au gré des vicissitudes conjugales ? »[20].
8 – Par conséquent, l’arrêt met en lumière l’insécurité juridique qui pèse sur une filiation si, lors d’un contentieux, l’absence de volonté justifie son annulation. Cela heurte le principe d’indisponibilité de la filiation mais donne également corps à l’inquiétude de certains auteurs de sa « fragilisation » si « (…) la jurisprudence de la Cour conduit à ce qu’une question de filiation puisse être tranchée différemment selon les souhaits des intérêts au moment où elle se pose (…) »[21]. Enfin, l’arrêt peut conforter la thèse d’une transformation de la filiation, devenant un « lien fonctionnel, destiné à permettre la prise en charge de l’enfant par des adultes aptes à exercer leur fonction parentale, et abandonné au bon vouloir du juge », qui se distingue et coexiste avec une « une filiation symbolique fondée sur les origines personnelles (…)»[22]. Les juges français n’ont-ils pas, en effet, été sensibles en l’espèce à cette distinction, en annulant une filiation privée de véracité biologique au nom du droit d’accès aux origines, tout en prospectant un nouveau lien volontaire ? L’insécurité juridique en serait renforcée car ce lien reste hypothétique en dépendant d’une nouvelle relation conjugale, susceptible d’offrir à l’enfant un parent prêt à endosser ce rôle.[23]
9 – Ainsi, à l’issue de cette saga judiciaire,[24] la CEDH approuve l’annulation de la filiation qui n’a pas de véracité biologique, qui ne manifeste pas une volonté ferme d’être parent et qui n’est pas non plus le résultat d’une solide relation avec l’enfant, permettant d’envisager une possession d’état. Dans ces conditions, que reste-t-il à invoquer, pour garantir une filiation durable et sécurisante à l’enfant né d’une AMP avec tiers donneur, en l’absence de ces traditionnels fondements ?
[1] Titre VII De la filiation, chapitre I. Règles applicables aux couples hétérosexuels.
[2] Détaillé par C. Pérès « Lien biologique et filiation : quel avenir ? », Dr. famille n°1, hors-série, Janv. 2021 30003 §3
[3] V. Deschamps Droit de la famille, Dalloz Action 2023-2024 Titre 21 Chapitre 217 n°.381 à 394.
[4] M. Saulier «Le père d’intention qui n’avait plus l’intention d’être père. Cour européenne des droits de l’homme 8 juin 2023 » AJ Famille, 410 – A. Dionisi Peyrusse Actualité de la bioéthique, AJ Famille 2023. 375 – P. Michel « Le père d’intention n’ayant plus l’intention d’être père » Gaz. Pal 11 juill. 2023 – A. Batteur « Annulation à la demande de son auteur de la reconnaissance de paternité d’une enfant conçue en Espagne par AMP » LEFP n°8 1er sept. 2023 – M. Bonnet « La difficile mise en balance du droit à la vie privée et familiale des différents acteurs d’une procréation médicalement assistée » Gaz. Pal n°33 p.58 17 oct. 2023 – F. Sudre « Droit au respect de la vie privée, contestation de la reconnaissance de paternité d’un enfant né à la suite d’une AMP réalisée à l’étranger » JCP G n°24 19 juin 2023 – M. Lamarche « Intérêt supérieur de l’enfant né d’une AMP à l’étranger et contestation de paternité devant la CEDH » Dr. Famille n°9 Sept. 2023 alerte 88 – J. Boisson et A. Gouëzel « L’anéantissement d’une filiation d’un enfant né d’une AMP en raison de la caducité du consentement doit être conforme à l’intérêt de l’enfant » RJPF n°9 1er sept. 2023 – J-J. Lemouland « La CEDH valide la possibilité de contestation de reconnaissance d’un enfant issu d’une assistance AMP avec tiers donneur » Dalloz actualité 2023
[5] CA Aix-en-Provence 4 déc. 2018 6e chambre B, moyens produits au pourvoi dans l’arrêt Cass. 1ère civ. 14 oct. 2020 n°19-12.373 et 19.18.791 Bull..
[6] Cass. 1ère civ. 14 oct. 2020 op.cit
[11] J. Boisson et A. Gouëzel op.cit. (§55 et 56 de la décision CEDH).
[12] C. Siffrein-Blanc note ss Cass. 1ère civ. 14 oct.2020 Droit de la famille, 2021, comm.3
[13] L. Dupin distingue trois niveaux de l’intérêt de l’enfant. L’intérêt abstrait est empreint d’une dimension politique tandis qu’une « décision judiciaire est intrinsèquement limitée par la personne du requérant et par l’objet du litige » L. Dupin « Famille biologique et affective versus famille adoptive et affective : qui remporte l’intérêt de l’enfant aux yeux de la CEDH ? » Dr. Famille n°12 Déc. 2020 étude 26 §22 et 24.
[15] F.Sudre « Droit au respect de la vie privée, contestation de la reconnaissance de paternité d’un enfant né à la suite d’une AMP réalisée à l’étranger » JCP G n°24 19 juin 2023
[17] Nussberger opinion dissidente CEDH 5e section, 14 avril 2016 requête n°30955/12 Mandet c. France(§10 ;§15).
[18] Notamment J. Boisson et A. Gouëzel op.cit. – M.Saulier op.cit.
[19] Pour J. Boisson et A. Gouëzel op.cit, la possibilité de recours massifs devant la CEDH s’expliquera par le caractère poussé de son contrôle en l’espèce et permettra plutôt de contester l’anéantissement d’un lien de filiation (en présence d’une AMP ou non).
[20] A. Fautré-Robin « Géniteurs dupés, des volontaires à la paternité ? Plaidoyer pour un moratoire sur l’essor des volontés » Dr. famille n°11 nov. 2023 étude 28, §16. Relativement à la proposition dissociant parent et géniteur où la filiation est fondée seulement sur la volonté.
[21] A. Dionisi-Peyrusse « La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de filiation (hors adoption) » RTDH 2023/1 n°133 p.101 à 125 §54.
[22] D. Fenouillet « L’exacerbation de la volonté de l’enfant : le droit aux origines personnelles, soutien de la vérité biologique au détriment de la vie familiale ? » Dr. famille n°1, n° hors série, janv. 2020 dossier 30005 §46.
[23] C. Siffrein-Blanc op.cit. rappelait déjà ce caractère hypothétique et l’impossibilité que ce lien soit biologique.
[24] A. Gozzo « Filiation et aide médicale à la procréation » Bull. Aix, 2021, p.11.
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