La nécessaire caractérisation de la qualité de dirigeant de fait
Droit commercial / Droit des procédures collectives
Auteur : BIENHEUREUX ABELAM
Doctorant à la Faculté de Droit de l’Université de Toulon
Centre de Droit et de Politique Comparés Jean-Claude ESCARRAS
Bienheureuxabelam@gmail.com
Liquidation judiciaire / Insuffisance d’actif / Action en comblement de passif / Établissement financier / Associé majoritaire / Caractérisation du dirigeant de fait
CA Aix, 3-2 ch., 26 janvier 2023, n° 23, Juris-data n° 13256
Présidente : M. Lis-Schaal
Avocats : Me P.-Y. Imperatore, Me A. Diesbecq, Me G. Alligier, Me L. Limoni, Me A. Ermeneux, Me P. Seigle, Me S. Piazzesi,
Me B. Amigues, Me S. Coiffet, Me D. Penin, Me P. Tabourdet, Me S. Badie, Me J.-F. Tognaccioli, Me F. Jacquemart
Résumé : Une construction juridique théorique séduisante fondée sur des écrits de doctrine et l’emploi de termes généraux tels que la confiscation des pouvoirs, la vampirisation des ressources et la mainmise psychologique, juridique et financière manifeste ne sauraient être suffisants pour pallier l’absence de caractérisation des actes positifs de gestion.
Observations : 1- Lorsqu’une société rencontre des difficultés, il est de coutume d’en rechercher les causes afin de les résoudre. Puis, lorsque sa situation devient telle qu’il faille la liquider, il importe de rechercher la responsabilité de chaque acteur, d’autant plus lorsque la liquidation laisse apparaître une insuffisance d’actif. En effet, l’insuffisance d’actif est une sanction civile visée par l’article L. 651-2 du Code de commerce qui permet de faire supporter à un dirigeant de droit ou de fait tout ou partie de l’insuffisance d’actif dès lors qu’il est établi à son encontre une ou plusieurs fautes de gestion ayant contribué à ladite insuffisance.
Par ailleurs, si l’identification des dirigeants de droit ne soulève, par principe, aucune difficulté, tel n’est cependant pas le cas du dirigeant de fait[1]. En effet, le dirigeant de fait est défini comme celui qui exerce en toute indépendance une activité positive de gestion et de direction de la personne morale[2]. Si cette définition issue de la doctrine[3] est aujourd’hui admise de façon constante par la jurisprudence[4], force est de constater que sa caractérisation n’est pas toujours chose aisée, d’où la nécessité d’une intervention ponctuelle de la Cour de cassation pour rappeler la nécessité pour les juridictions de fond de caractériser l’acte positif de gestion caractérisant la direction de fait[5].
C’est d’ailleurs dans ce sens que s’inscrit la décision objet de la présente analyse. Il s’agissait en l’espèce de la cession d’un groupe réalisée par le biais d’une opération de LBO ou Leveraged Buy Out et dont l’acquisition a été financée par différents moyens dont un emprunt bancaire. La conjoncture économique ayant entraîné des difficultés pour la société holding, celle-ci, malgré les nombreuses tentatives de redressement, a dû déclarer sa cessation des paiements. Par la suite, une décision du tribunal de commerce a d’abord arrêté différents plans de cession pour l’ensemble des sociétés du groupe avant de prononcer leur liquidation. Ces différentes procédures ayant été clôturées par une insuffisance d’actif, une action en responsabilité pour insuffisance a été enclenchée à l’encontre des dirigeants de droit, mais aussi des banques et de l’associé majoritaire, en qualité de dirigeants de fait. Saisie de cette demande, la cour d’appel infirme la position du tribunal qui avait retenu la responsabilité des différents défendeurs. Partant, dans le cadre des présentes, le choix a été fait de porter une attention particulière au raisonnement de la cour quant à la caractérisation du dirigeant de fait. Ainsi, il s’agira de mettre en évidence les éléments retenus par la cour pour écarter la qualité de dirigeant de fait aussi bien des banques que de l’associé majoritaire.
2- L’absence de déduction systématique de la qualité de dirigeant de fait en raison du contenu du contrat. Pour combler l’insuffisance d’actif de la société débitrice, le liquidateur a recherché la responsabilité des banques intervenues lors du concours financier lié à la réalisation de la cession de la société holding. Pour soutenir sa demande, ce dernier s’est essentiellement fondé sur le déséquilibre anormal de la structure financière ainsi que la privation de pouvoirs résultant des clauses dites draconiennes du contrat de prêt.
Cependant, après avoir relevé que l’existence d’un déséquilibre est inhérente à la structure d’une LBO, la cour a jugé que la qualité de dirigeant de fait des banques ne pouvait être retenue en raison du défaut de caractérisation des actes positifs de gestion. En effet, la cour relève que l’insertion dans une convention des clauses usuelles, inhérentes à la pratique et acceptées par chacune des parties ne peut avoir pour effet de priver les dirigeants de droit de leur pouvoir de direction ni caractériser des actes positifs de gestion. Cette position se justifie au regard de la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui met à la charge des juridictions une obligation de caractériser les actes positifs de nature à caractériser une gestion de fait[6]. Par conséquent, « une construction juridique théorique séduisante fondée sur des écrits de doctrine et l’emploi de termes généraux tels que la confiscation des pouvoirs, la vampirisation des ressources et la mainmise psychologique, juridique et financière manifeste ne sauraient être suffisants pour pallier l’absence de caractérisation des actes positifs de gestion (…) », nécessaire à la caractérisation du dirigeant de fait.
3- L’insuffisance de la qualité d’associé majoritaire dans la caractérisation du dirigeant de fait. La cour d’appel d’Aix-en-Provence a également été saisie de la question du dirigeant de fait de l’associé majoritaire. Autrement dit, la détention de la majorité des parts sociales d’une société suffit-elle à elle seule à caractériser la qualité de dirigeant de fait de son détenteur ? Les juges aixois ont répondu par la négative en rappelant que la qualité de dirigeant de fait ne pouvait pas découler de la seule qualité d’associé majoritaire. Il en résulte qu’en l’espèce, la participation de l’associé majoritaire aux décisions de nomination et de révocation des organes de gestion et de direction ne constitue point un acte de gestion dès lors que « ces décisions ne constituent pas des actes de gestion ou de direction mais l’application des statuts légaux dans le cadre de la SAS ». Ainsi, l’associé majoritaire, membre du conseil de surveillance, qui participe à la désignation d’un directeur général ne réalise aucun acte de gestion ou de direction. Il en résulte que l’exercice d’une prérogative légale ne peut caractériser une immixtion condamnable. De même, la mise à disposition d’un salarié, s’assimilant à un prêt de main d’œuvre à but non lucratif, n’est pas plus de nature à caractériser un acte de gestion. Cette solution se justifie au regard de la position de la Cour de cassation, laquelle, dans un arrêt où se posait la question de la responsabilité pour insuffisance d’actif de l’associé majoritaire en qualité de gérant de fait, avait rappelé non seulement la nécessité de caractériser un acte positif de gestion, mais aussi que « lorsque le faisceau de présomptions se réduit à un indice unique, ce seul fait ne peut être considéré comme un ensemble de présomptions correspondant à la définition légale »[7].
Il résulte de ce qui précède que la responsabilité pour insuffisance d’actif des dirigeants de fait reste un mécanisme permettant de sanctionner toute immixtion dans la gestion de la société ayant contribué à son insuffisance d’actif. Mais pour être efficace, celle-ci doit se reposer sur un faisceau d’indices et ne pas se suffire en une simple déduction basée sur un contenu contractuel ou sur la qualité d’associé majoritaire. En effet, la direction de fait ne se présume pas, elle se caractérise.
[1] Jean-Marc Moulin, « Qualification de dirigeant de fait », Gaz. Pal. 2016, n° 725.
[2] J. Heinich, « Caractérisation de la direction de fait et de la contribution à l’insuffisance d’actif », Rev. soc. 2019, p. 414, note sous com. 21 novembre 2018, n° 17-22.433.
[3] J.-L. Rives-Lange, « La notion de dirigeant de fait au sens de l’article 99 de la loi du 13 juillet 1967 », D. 1975. 41. in J. Heinich, « Les dirigeants de fait : du neuf dans de l’ancien », RJ Com. 2018, n° 5, p. 373.
[4] V. pour illustration : Cass. com. 9 juin 2022, n° 21-13.588.
[5] V. pour illustration : Cass. com. 24 janvier 2018, n° 16-23.649 ; com. 17 décembre 2003, n° 01-03.263.
[6] Cass. com. 26 juin 2001, n° 98-20.115 – Cass. com. 12 juillet 2005, n° 02-19.860.
[7] Cass. com. 25 janvier 1994, n° 91-20.007.
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